La vaste pièce était noire.
Des craquements anormaux
Semblaient sortir de l'armoire
Où sont enfermés les Mots. [...]
Et parmi l'ombre où des cuivres
Luisaient encor sur du bois,
Tous les mots, dans tous les livres,
Remuèrent à la fois.
J'entendis : « Je sens leur lame
M'arracher mon e muet :
Cette lettre était mon âme
Puisqu'elle était mon secret ! [...]
« Parole écoutée ou lue,
Sur la feuille ou dans le vent,
Le mot, qui vit, évolue
Ainsi qu'un être vivant. [...]
« Sans qu'une loi se paraphe,
Nous adoptons un matin
Une faute d'orthographe
Qui va bien à notre teint !
« Puisque sur nous tu te livres,
Réforme ! à des jeux obscurs
D'où résulteront des livres
Rédigés comme des murs ;
« Puisqu'on fait de nous, pygmées,
Des monstres de mardi gras,
Tous, désertons les armées
De ces Gullivers ingrats ! [...]
Ce que je fais, Monsieur ? Des courses dans les bois,
À travers des ronciers qui me griffent les manches ;
Le tour de mon jardin sous des arceaux de branches ;
Le tour de ma maison sur un balcon de bois.
Lorsque les piments verts m’ont donné soif, je bois
De l’eau fraîche, en prenant la cruche par les hanches :
J’écoute, lorsque l’heure éteint les routes blanches,
Le soir plein d’Angélus, de grelots et d’abois.
Ce que je fais ? Je fais quelquefois une lieue
Pour aller voir plus loin si la Nive est plus bleue ;
Je reviens par la berge... Et c’est tout, s’il fait beau !
S’il pleut, je tambourine à mes vitres des charges ;
Je lis, en crayonnant des choses dans les marges ;
Je rêve, ou je travaille.
Edmond ROSTAND – Un siècle d'écrivains : 1868-1918 (France 3, 1996)
L'émission « Un siècle d'écrivains », numéro 65, diffusée sur France 3, le 27 mars 1996, et réalisée par Jean-Claude Bringuier.