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EAN : 9782916266817
80 pages
Editions Sillage (06/05/2011)
4/5   13 notes
Résumé :
Marchand de corail prospère dans la petite ville de Progrody, Nissen Piczenik n'a jamais vu l'océan d'où viennent les coraux qui le fascinent tant. La visite d'un jeune marin en permission va mettre au jour sa secrète passion pour tout ce qui se rapporte à la mer. Il délaisse pour la première fois son épouse, sa boutique et part à Odessa contempler les bateaux en partance. Personnage caractéristique de l'univers de Joseph Roth, Nissen Piczenik sera vicitme de l'i... >Voir plus
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DE L'IMPOSSIBLE L'ALLIANCE DE L'EAU ET DU FEU.

Écrite dans la période de son ultime exil français et parisien (de la nomination d'Hitler en 1933 à sa mort dans le dénuement et l'alcool, le 27 mai 1939), cette longue nouvelle aujourd'hui proposée dans une nouvelle traduction de Brice Germain par les excellentes éditions Sillage est un petit défi au lecteur et à sa compréhension, non en raison d'une effrayante complexité de composition mais, bien au contraire, d'une trop apparente facilité d'accès. Par ailleurs et une fois encore chez Joseph Roth, le motif juif, cette judéité de l'Europe centrale aujourd'hui presque intégralement engloutie dans le grand séisme apocalyptique de la seconde guerre mondiale et de la Shoah (puis du stalinisme, pour ce qu'il pouvait en subsister), y joue un rôle en tout point majeur. Léviathan est donc parfaitement dans cette veine d'inspiration - pour une raison inconnue, l'éditeur à pratiqué l'élision de l'article, le titre original en étant "Der Leviathan". Réjouissons-nous tout de même qu'il n'ait été repris ce titre par trop réducteur de "Le marchand de corail" (artisanat pratiqué par le principal et presque unique personnage du texte), volume d'où est extirpée cette nouvelle et régulièrement concédé à ce seul texte ces dernières années. Mais le détail est d'importance car d'un simple qualificatif professionnel qu'il n'a donc pas retenu en intitulé, Joseph Roth situe son oeuvre dans la sphère juive et biblique dès la couverture.

Qu'en est-il, en quelques phrases, de cette histoire qui, très vite, semble n'être qu'un modeste conte moderne (au regard de l'année de sa rédaction, 1936) ? L'histoire se déroule dans le cadre provincial de Progrody, une de ces innombrables petites villes juives (les "shtetl") perdues dans l'immensité russe (on pourrait tout aussi bien être en Pologne, en Hongrie, etc) de cet Ostjuden que l'on retrouve aussi sous la plume d'un Leo Perutz, pour ne citer qu'un autre de ces grands écrivains juifs de langue allemande et contemporains de Roth. Nous sommes à mille et une lieue de toute mer, de quelque étendue d'eau notable que ce soit - à l'exception d'un profond marécage, promesse d'une eau que l'on ne peut qu'entendre mais qu'on n'aperçoit jamais - et c'est là que vit notre "héros", Nissen Piczenik, marchand de corail qui vit une pure osmose d'avec la matière brute qu'il fait mettre en colliers et autres bijoux par des enfileuses, toutes jeunes, toutes jolies nous précise le narrateur. Notable respecté, malgré ses petites et bien innocentes excentricités (inévitablement liées au corail et à la mer qu'il n'a pourtant jamais vue), Nissen Piczenik éprouve une telle interpénétration avec le corail qu'il a même établi cette théorie selon laquelle ce seraient en réalité des animaux vivants (ce que la science nous donne aujourd'hui pour exact mais imaginons l'incongruité d'une telle théorie dans des milieux peu cultivés du début du XXème siècle !) auxquels il attribue de véritables pouvoirs magiques, une véritable puissance apotropaïque, ainsi qu'une relation étroite avec la femme qui porte ses bijoux, les uns prenant de belles couleurs cramoisies si la porteuse est belle, jeune et pleine de feu intérieur, les autres blanchissants et périclitants si le cou autour duquel la breloque se trouve est celui d'une femme triste, laide, sans vigueur ! Cette puissance magique, cette capacité à conjurer le mauvais sort (les coraux sont supposés prémunir des maladies et, plus généralement, du malheur), c'est au fameux Léviathan que les coraux la devraient. Ainsi s'en explique-t-il :

«Certes, le vieux Jéhovah avait tout créé de sa main, la terre et ses animaux, la mer et toutes ses créatures. mais c'était au Léviathan, qui serpente sur les fonds primitifs de toutes les eaux, que Dieu Lui-même avait confié pour un moment, à savoir jusqu'à la venue du Messie, le soin de régner sur les animaux et végétaux marins, en particulier les coraux.»

Par cette alchimie de l'eau et du feu, la mer et la vie, l'étendue océane et la verticalité de la flamme, Joseph Roth conduit le lecteur dans le monde intérieur d'un homme où il s'y retrouve enfermé. Ainsi passent les années, au sujet desquelles Joseph Roth nous apprend que «Nissen Piczenik était de plus en plus insatisfait de sa vie paisible, sans que personne ne le remarquât dans la petite vile de Progrody». Cependant, survient le jour où, comme les coraux pêchés dans les eaux lointaines puis acheminées sur le continent, un "sentiment océanique" jaillit en lui et réveille son désir de connaître leur univers. Arrive dans les mêmes moments un jeune marin, fils d'une autre commerçant de Progrody, dont on nous confie que, selon les villageois, il «s'était laissé embarqué sur les océans dangereux du fait de sa seule bêtise» (!) mais avec lequel notre modeste héros va passer des heures et des heures, «bras dessus, bras dessous» à discourir du vaste monde et surtout de l'immensité bleue. Au-delà d'allusions implicites à l'homosexualité possible entre ces deux hommes que tout semble pourtant séparer - un peu à la manière de la pédérastie institutionnalisée par les grecs antiques bien que de manière exactement renversée puisque ici le disciple c'est l'homme rassi de quarante-cinq ans tandis que le jeune éphèbe y joue le rôle, invraisemblable, du précepteur, du savant - et qui viennent ajouter de la densité thématique à un texte qui semble, à qui n'y prêterait garde, d'une limpidité enfantine, c'est la possibilité, enfin, pour Nissen Piczenik d'embrasser enfin son rêve, celui de plonger son feu intérieur dans cette mer si souvent rêvée. Ainsi notre éternel échoué se voit-il invité à découvrir enfin l'objet de ses fantasmes par le jeune marin. Il se rend à Odessa, prétextant à sa femme, dont on sait qu'il ne l'aime plus depuis très longtemps, cette ancienne enfileuse de coraux, stérile, devenue au fil du temps moins jolie que ses collègues toujours plus jeunes, toujours plus avenantes, un important rendez-vous d'affaire dont elle ne saura, et pour cause, jamais rien. Au mépris de toute prudence commerçante, il restera, dans ce qu'il imagine être «la patrie des coraux», trois longues semaines, détestant par avance s'en retourner chez lui, dans sa petite ville perdue au milieu de nulle part, dans sa petite vie auprès de cette femme qu'il a fini par apprendre à haïr. À partir de cette vacance dans son existence jusqu'ici tellement calme, tranquille, casanière - et toujours si respectueuse de la religion et du dogme -, tout va être fondamentalement changé. Il va se mettre à vivre entre deux mondes, entre celui de la réalité - celle dans laquelle une jeune concurrent s'installe dans une ville voisine, récupère rapidement toute sa clientèle en vendant, à vil prix, de faux coraux plus vrais que nature, plus esthétiquement parfaits, malgré leur absolue fausseté - et celui de l'illusion (un illusion faite de torpeur et de tromperie mortifère) dans lequel il se laisse séduire par ce jeune homme - figure de la nouveauté qui corrompt, du progrès supposément meilleur que ce qui préexistait, cette quête du profit à tout prix qui serait l'apanage de notre modernité ? Un peu de tout cela sans nul doute - et par son faux corail.

Mais c'est une figure du passé que notre petit juif (notons qu'il est à peine décrit comme juif au début de l'ouvrage. En tout cas, pas de manière plus appuyée qu'il est physiquement éthique et que la rousseur de sa barbe est flagrante. Cette judéité, non pas secrète mais sans grande importance même pour ses clients non-juifs, va pourtant en prendre au fil du livre et de la déchéance de notre petit commerçant), un naïf rêveur au bon coeur, à défaut de l'avoir très grand, et il ne possède ni les clés ni les règles de ce monde qui s'impose à lui. Alors il laisse ce malin qui est en chacun de nous le séduire. Il mélange ses vrais coraux aux faux, il fréquente des lieux infréquentables, rencontre des personnes de mauvaise vie, il boit (l'alcool lui permet-il de retrouver les sensations vécues à bord du cuirassé d'Odessa ?), il perd son épouse honnie en quelques jours et pour sa plus grande indifférence, il en oublie toutes ses obligations envers la synagogue, envers son dieu. Il déchoit. Pourtant, c'est dans cette déchéance qu'il se met enfin à percevoir le monde tel qu'il est. Un monde où ses coraux ne conjurent aucun mauvais sort, un monde où les clients marchandent, un monde où les relations avec ses semblables sont infiniment plus complexes que ces anciennes affaires se terminant jovialement autour d'un verre d'eau-de-vie. Un monde où lui, le petit juif d'un petit village du fin fond de l'Ostjuden, n'a plus véritablement de raison à être. Ce qui s'annonçait au commencement de cette modeste entreprise comme un simple conte évoquant des temps quelques peu passés - la première guerre mondiale et son cortège d'horreurs a effacé cette période, la guerre russo-japonaise, de la plupart des mémoires au moment où Jospeh Roth le rédige - d'un monde en mutation ne s'avérerait-il pas, en fin de compte, une fable philosophique poignante, eschatologique et prophétique ? D'autant plus si l'on en résume la fin, dantesque et d'une ironie plus que mordante : notre homme, ruiné, déconsidéré, prendra la fuite - comment nommer autrement un tel départ précipité - vers le Canada à bord du paquebot transatlantique le Phénix. le 21 avril de la même année, le navire sombrera corps et bien. le Phénix... Dans les eaux sombres de l'océan primordial. Double hélice d'amertume où l'on peut deviner la propre existence d'un Joseph Roth à l'existence devenue exsangue (il ne parvient à survivre que grâce à l'aide directe de nombreux amis, Stefan Zweig au premier chef), ainsi que la destinée fatale, qu'il pressent peut-être, que va bientôt vivre le peuple juif d'Europe dans cette grande fournaise - ce Léviathan ? - implacable et monstrueuse de la seconde guerre mondiale et de l'abominable, infernale solution finale voulue et exécutée par le régime nazi et leurs complices.

Une fois de plus, on retrouve chez Joseph Roth ce que l'on pourrait presque nommer "le complexe de Job" tant c'est une thématique récurrente chez l'auteur autrichien, que l'on voyait développé, et avec quel génie, dans "Le Poids de la grâce" ainsi que dans "La Rébellion". Des figures d'hommes dépassés par leur époque, dépassés par eux-mêmes et par les exigences de leur foi, dépassés par la modernité et ses redoutables attraits, incapables qu'ils sont de faire vraiment le choix entre l'eau et le feu, entre le rêve et la réalité, entre poésie (celle de Joseph Roth est, quoiqu'il en soit, sublime qui passe pourtant par une prose précise, sans fioriture, sans excès particulier mais d'un envoûtement rare quoi qu'omniprésent) et récit. Des hommes qui perdent tout pour se retrouver, au dedans comme au dehors, plus pauvres que Job et riches au même moment de l'essentiel, une fois qu'il semble qu'ils aient compris. le Léviathan ne serait-il finalement pas en nous tout autant qu'alentour, animal monstrueux sans doute mais protecteur aussi. de cela, l'auteur de La Marche de Radeztky ne nous dit rien, ici pas plus qu'ailleurs, laissant le soin au lecteur d'en décider pour lui-même, comme il en est de toute bonne fable destinée à faire grandir ceux qui la découvre. Magistral.
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Qu'est qu'un Léviathan, sinon un monstre issu des eaux et symbolisant le Mal ? D'abord, je n'en comprenais pas le sens. Comment le lier avec l'histoire de Nissen Piczenik, ce petit marchand prospère de la ville de Progrody ? Cet homme humble, honnête et réputé pour l'être, qui vend du corail (surtout utilisé dans les bijoux) en plein milieu du continent, quelque part entre l'Autriche-Hongrie, la Pologne et la Russie. Ironiquement, même s'il vend un produit issu des profondeurs marines, Nissen n'a jamais vu la mer. Et ce sera sa chute. En effet, quand l'occasion se présente, il sautera dessus, visitera Odessa et tombera en amour avec le royaume de Neptune. C'est l'irrésistible appel de la mer et il fera tout pour y retourner, même dilapider sa fortune. Et quand l'argent se fera rare, le marchand honnête se transformera en escroc.

Ce n'est pas la première fois que l'auteur Joseph Roth aborde des thèmes et personnages semblables. Des pauvres bougres, bien souvent juifs, perdus dans l'immensité slave, démunis, victime du destin ou de la société. C'était le cas dans La rébellion, que je viens de terminer. Mais ce court roman était d'un style très réaliste. Léviathan se rapproche davantage du conte philosophique, en ce sens il me rappelle davantage un autre roman de l'auteur, soit le roman de Job. Comme dans le récit biblique. Mais, alors que cette dernière histoire mettait de l'avant un homme qui possédait tout et que le mauvais sort avait réduit à presque rien (du moins, c'est ce qu'il croyait), blâmant Dieu au passage, Nissen Piczenik commençait au même point mais a tout perdu par sa faute. Il ne peut le reprocher à personne d'autre que lui-même. Je crois que c'est encore pire.

Léviathan peut paraître simple à la première lecture, mais Joseph Roth sait réserver de belles surprises. En effet, ce qui s'annonçait comme un récit anecdotique plutôt anodin cache en fait une histoire poignante. Elle présente Nissen, un homme besogneux comme on les aime, presque candide, surement un individu aux goûts simples, peu entreprenant, voire sage mais, en même temps, peut-être lamentable. Après tout, sa vie conjugale ne remplit pas ses promesses, il est dans un couple à l'amour stérile. Bref, sa vie semble routinière, il continue à la mener parce qu'on ne connaît rien d'autre. Puis, il y a cette illumination. Rapidement, Nissen tombe dans la déchéance : l'apât du gain facile, l'alcool, les mauvaises fréquentations, le respect des traditions religieuses qui prend le bord… Bref, une histoire mille fois racontée mais que, à travers les mots et l'humanisme de l'auteur, on est prêt à relire.
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Citations et extraits (3) Ajouter une citation
C'est ainsi que les clients n'étaient pas uniquement des clients, mais bel et bien des hôtes dans la maison de Piczenik. Il arrivait que les paysannes, tout en choisissant le corail qui leur convenait, joignent leur voix à la mélodie des enfileuses ; toutes chantaient ensembles, Nissen Piczenik lui-même se mettait à chantonner, et sa femme remuait la cuillère en mesure dans son fourneau. Ensuite, lorsque les paysans rentraient du marché ou de l'estaminet pour venir chercher leurs épouses et régler leurs achats, le marchand de corail se devait aussi de boire avec eux de l'eau-de-vie ou du thé et de fumer une cigarette. Et chaque vieux client embrassait le marchand comme son frère.
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Car, après avoir bu, tous les hommes bons et loyaux sont nos frères et toutes les femmes aimables sont nos soeurs - et il n,y a plus de différence entre paysan et marchand, entre juif et chrétien ; et malheur à celui qui affirmerait le contraire!
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Il aurait fallu dix yeux sur la tête pour surveiller chaque mendiant, et Piczenik savait que la pauvreté est la tentatrice irrésistible qui conduit au péché.
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Après avoir parcouru l'Ukraine pour y exhumer les grandes mémoires enfouies de l'autre Europe, Marc Sagnol y est retourné au milieu des bombardements pour en contempler les ruines.
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Germaniste, philosophe, Marc Sagnol est l'auteur de nombreux ouvrages dont Tragique et tristesse. Walter Benjamin, archéologue de la modernité, primé par l'Académie française, ainsi que d'un film sur Paul Celan, Les eaux du Boug.
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