En Seine-Saint-Denis, banlieue parisienne, dans l'atelier de Paul qui lui sert aussi de chez-lui. Amas de traversins pour un nouveau projet sans doute. Dehors il fait nuit, la fin d'un hiver un peu trop doux, presque suspect. Valentine vient d'arriver, encore en manteau, embarrassée.
VALENTINE. - Je trouvais ça un peu stupide de dépenser de l'argent dans un hôtel
PAUL. - Bien sûr
VALENTINE. - Et puis on se voit rarement
PAUL. - Oui
VALENTINE. - Mais enfin je ne voudrais pas que ça te gêne
PAUL. - Mais pas du tout
VALENTINE. - Il est horriblement tard
PAUL. - C'est bien tombé
VALENTINE. - Normalement je n'ai que ta messagerie
PAUL. - Là j'ai répondu
VALENTINE. - J'étais gênée
PAUL. - Pourquoi ?
VALENTINE. - Je ne sais pas
PAUL. - C'est ridicule
VALENTINE. - D'entendre ta voix. J'ai failli raccrocher
PAUL. - Ne sois pas compliquée
VALENTINE. - En plus tu étais occupé
PAUL. - J'étais avec quelqu'un
VALENTINE. - Tu veux que je fasse à manger ?
PAUL. - Non. Tu as faim ?
VALENTINE. - Je suis la reine de la cuisine de placard. C'est ce que disent les enfants
PAUL. - On va sortir
VALENTINE. - C'est la fête !
PAUL. - Ça n'a pas l'air
VALENTINE. - Je suis moche ?
Paul. - Est-ce que j'ai dit ça ?
VALENTINE. - Où sont les toilettes ? Je peux l'emprunter du Sopalin ?
PAUL. - Ça ne va pas ? C'est quoi ? Du sang ? Tu saignes ? Tu t'es blessée ?
VALENTINE. - Ça va très bien
PAUL. - Les enfants vont bien ?
VALENTINE. - Ce ne sont plus des enfants
PAUL. - Ils vont bien ?
VALENTINE. - Oui oui. Et Sven aussi
PAUL. - Bon
VALENTINE. - J'ai meilleure mine ?
PAUL. - Je n'ai jamais dit ça
VALENTINE. - Quoi ?
PAUL. - Que tu étais moche
VALENTINE. - Tu ne me trouves pas heureuse ?
PAUL. - Il m'a semblé que quelque chose n'allait pas
VALENTINE : Elle m’a hurlé dessus : « Toi tu as déjà vécu tu comprends, toi c’est bon ta vie. [...] Moi c’est maintenant que ça devient intéressant. Et je risque de me faire tirer dessus à ma première bière ? Alors que je n'ai rien vécu de ce qui vaut la peine ? Rien de ce qui ferait date dans une biographie ? Ils n'auraient pas pu choisir des vieux ? Ils n'auraient pas pu vous choisir ? Vous avez eu de la chance. Vous avez eu beaucoup trop de chance, ta génération, j’espère que tu t’en rends compte. Vous n’avez connu aucune guerre. Vous avez vécu tranquilles, vous avez pu faire vos vies sans vous préoccuper de rien. Même pas du futur. Vous ne vous êtes pas gênés. Des vandales et des morfals. Et vous nous demandez d’être bien élevés ? Vous avez tout saccagé.
"Le Groenland" de Pauline SALES : entretien avec le metteur Baptiste Guiton.
Au Théâtre National Populaire - TNP, du 27 mars au 14 avril 2018.
Elle part, une nuit, avec sa petite fille, pour le Groenland. Elle a quitté sa maison, son mari, elle veut l’emmener vers les étendues, la neige, l’infini. Elle lui raconte des histoires, elle nous raconte son histoire. Elle veut que sa petite fille lui lâche la main... Sur le plateau, un piano droit et son pianiste accompagnent ce voyage, comme un iceberg à la dérive, sur des compositions de Béla Bartók.