Fidèle à lui-même, l’écrivain français Julien Sandrel nous offre une histoire à la fois facile à lire et pleine de rebondissements. Bref, une histoire parfaite pour les vacances !
Lire la critique sur le site : LeJournaldeQuebec
J’ouvre le clapet et découvre, coincé entre la cassette audio et le corps de l’appareil, un bout de papier, légèrement déchiré.
Je déplie ma fragile trouvaille avec délicatesse. Il y a quelque chose dessus.
Ça ressemble à une phrase, griffonnée à l’encre bleue sur un cahier d’écolier, dans une langue que je ne sais pas identifier, d’une écriture que je ne connais pas :
Suntem uciși în tăcere. Ajută-ne.
Je ne comprends rien de ce qui est écrit, mais je sens monter en moi un malaise indéfinissable. En repliant le petit morceau de mystère, je constate que le verso est, lui aussi, couvert de caractères.
Je frémis.
De ce côté-ci, l’écriture est nette, précise.
Et c’est surtout celle de mon père.
Ce que je vois apparaître n’a aucun sens. D’abord, il y a une suite de caractères, incompréhensible :
(6x6) BR.IERNIPX.IPAH.2L.NOC08MNEOA9AENDV.
Ce qui est écrit juste en dessous est en revanche parfaitement limpide. Il y a un numéro de téléphone, avec l’indicatif d’un pays étranger. Et un prénom, qui me dévore les entrailles : Serena. Le prénom de la maîtresse de mon père. p. 35-36
Notre étage ressemble à une arène. Les salariés sont disposés en cercles concentriques, autour de ce PC monstrueux que l'on surnomme La Bête. Les seuls espaces de travail fermés - mais entièrement vitrés - sont les bureaux des directeurs : ils encadrent , tant symboliquement que physiquement, tous les autres. C'est étrange mais finalement très astucieux, cette géographie circulaire ouverte. Une idée d'Herbert : « La transparence de nos activités, jusqu'au bout » était son slogan, lorsque les cloisons des années 2000 ont été abattues. Désormais, je remplacerais bien le mot « transparence » par celui, plus approprié, de « surveillance » : chaque supérieur hiérarchique observe à loisir les membres de son équipe, et tout le monde aperçoit tout le monde, sans même le vouloir.
P 260
INCIPIT
La lumière est tellement forte. Charlie a tellement chaud. Le paysage en devient presque flou. Ou bien est-ce la vitesse de la voiture qui brouille ses sens ?
C’est étrange, cette sensation qui l’envahit, au moment où le véhicule quitte la route. La terreur sourde se mêle à une forme de beauté. Oui, c’est cela, il y a quelque chose d’infiniment gracieux dans ce temps suspendu, ces secondes de chute.
Sept, six, cinq.
La voiture pique du nez.
Dans quelques instants, ce sera le choc. Charlie le sait.
Ses muscles se crispent.
L’ensemble de son corps se tend.
Il n’avait pas imaginé que sa vie finirait ici.
Quatre, trois.
Charlie pense à sa femme, à ses enfants, à sa mère aussi. Il voudrait leur dire qu’il les aime. Leur donner la force d’avancer sans lui.
Mon Dieu, c’est tellement injuste.
Charlie se met à pleurer. De peur. De rage. De tristesse.
Deux, un.
Charlie regarde le ciel. Sa pureté, curieusement, l’apaise.
Il prend une grande inspiration.
Puis il ferme les yeux.
La voiture heurte le sol une première fois.
Le fracas de la tôle réveille les quelques oiseaux qui sommeillaient alentour, étourdis par la chaleur de cette fin d’été.
Certains auront le temps de s’envoler.
Le souffle de l’explosion aura raison des autres.
OUVRIR AVEC PRÉCAUTION
— Tu sais, Phoenix, quand je joue ce morceau, j’entends la mer, la pluie qui tombe. Ça me fait un bien fou.
Ma grand-mère me sourit et range ses partitions dans une chemise cartonnée. C’est aussi pour ses fulgurances poétiques que j’aime venir ici.
— Si Chopin t’entendait, je suis sûre qu’il aimerait beaucoup ce que tu viens de dire. Pour la semaine prochaine, tu peux te concentrer sur la seconde partie.
— D’accord, ma chérie.
Je la connais par cœur, je sais exactement ce qu’elle s’apprête à dire.
— Et si nous allions boire un café, maintenant ?
Dans le mille.
— Le cinquième de la journée ?
— Tu me sous-estimes. Ce sera le septième.
Ma grand-mère adore le café, elle en boit des litres, et j’ai hérité ça d’elle.
Elle s’appelle Sandra, et je trouve ça hyper moderne, presque décalé pour une femme de quatre-vingts ans. Elle est un peu atypique et ne fait pas son âge. Lorsque quelqu’un lui propose sa place dans un bus, elle rétorque systématiquement : « Vous ne voulez pas dire que je suis vieille, tout de même ? »
Deux fois par semaine, je donne des cours de piano aux Gais-Lurons, une sorte de centre aéré pour dames respectables. J’ai une dizaine d’élèves, dont Sandra, qui insiste pour me régler ses cours « comme les autres, il n’y a pas de raison ». J’ai protesté, au début. J’ai laissé tomber depuis.
Bref.
Je ferme la porte de la salle de musique, nous descendons dans l’espace commun du rez-de-chaussée, et je vais nous chercher deux cafés allongés sans sucre.
En ma présence, les animatrices évitent les « Vous n’allez pas réussir à dormir, Sandra, tout ce café ça vous tuera ! » et autres « Vous devriez manger moins de bonbons, vos artères se bouchent ! ». Elles savent que je déteste ce type d’intervention, et puis elles ont sûrement un peu peur de moi depuis que j’ai rajouté deux piercings à mon arcade sourcilière gauche. Comme j’ai bien compris leur gêne, j’accentue mon côté badass quand je viens ici : je force sur le khôl, enfile un débardeur serré sur un pantalon large, et tout ça me donnerait presque des allures de Lara Croft, si seulement j’avais des seins, des flingues, et le temps de chercher des putains de trésors dans des tombes peuplées de tarés démoniaques.
Bref (oui, je dis souvent bref).
Lorsque je reviens les mains chargées de liquide brûlant, mamie est installée à sa place habituelle. Un peu à l’écart des autres, dans son fauteuil Chesterfield fétiche, un plaid blanc sur les jambes, un roman de Stephen King entre les mains.
Je l’embrasse par surprise, elle sursaute, et son visage s’éclaire.
Je lui tends sa tasse.
— Merci, ma princesse. Dis-moi, tu n’as pas école aujourd’hui ?
Mamie dit toujours « école », comme si j’étais en maternelle alors que je viens de finir ma troisième année de fac.
— Je n’avais cours que le matin. Je commence le boulot à dix-huit heures, et entre-temps… c’est piano !
Elle sait tout ça, mais quelquefois, elle oublie.
— Ça me fait plaisir que tu viennes me voir, tu sais.
— Ça me fait plaisir de venir te voir, tu sais.
Mamie esquisse un sourire, mais je vois un léger voile passer devant ses yeux. Un tremblement de la rétine. Imperceptible, sauf pour moi.
Je sais ce qu’elle pense, car je pense la même chose.
Lorsqu’elle me regarde, elle voit son fils. Et lorsque je la vois, elle me rappelle mon père. On se ressemble tellement, tous les trois. Trois générations. Ça n’est pas normal que ce soit lui qui soit mort. Ça n’est pas dans l’ordre des choses. Ça aurait dû être elle. Voilà ce qu’il y a dans cette microseconde, ce nuage dans son regard. C’était bien trop tôt pour lui, bien trop tôt pour nous tous. Et tellement soudain. Trois ans plus tard, nous n’arrivons toujours pas à en parler.
Je ne suis pas certaine de me souvenir de la voix de mon père. Je donnerais tout ce que j’ai pour entendre ce son, sa voix grave, douce et chaude à la fois. Sa voix qui me disait que j’étais faite pour la musique, qui m’encourageait, me rassurait, m’insufflait une dose de force lorsque je pensais ne plus en avoir. C’est mon père qui m’avait inscrite au conservatoire, lorsque j’avais tout juste six ans. Le piano, c’était lui, définitivement.
Il est mort en 2012, la veille de mon entrée en deuxième année de fac de musique. Depuis son décès, je ne peux plus toucher un clavier. Lorsque mes mains s’en approchent, elles se mettent à trembler. Je ne parviens pas à les contrôler, c’est irrationnel. Ici, je conseille, je guide les mains hésitantes, mais il m’est impossible de jouer.
" Je ne peux pas éternellement faire comme si rien de mes dix-neuf premières années avec mon père n'avait jamais existé. Alors je dois tenir cette promesse. Laisser ma peine se mêler à la lumière froide de nos bonheurs passés. Lui rendre sa place dans mon cœur, dans mon présent aux pieds d'argile.
Je sais exactement quoi faire. Je vais aller fouiller à la cave, dans le carton estampillé " à oublier " .
Il garde le silence, soulève l'ordinateur - incroyable comme c'est léger ces petites choses là - et il nous sourit comme un bêta, tout en avançant, et tout en continuant à pleurer. Je regarde Victor, mais lui aussi fait des mimiques fantaisistes.
Eh bien dis donc, on est pas rendus avec ces deux là ! César s'assit sur le canapé, entre sa mère, et moi, l'ordinateur sur ses genoux. Marianne penche sa tête vers l'écran, pousse un cri, et fond en larmes. Mais qu'est ce qu'ils ont tous, à la fin?
-Bon sang de bonsoir laissez moi voir ce que...
Je m'arrête net.
Je reconnais immédiatement ses yeux.
Une mère ça n'oublie pas les yeux de son enfant. Ils sont gravés dans la chair.
Ses yeux si beaux, si parfaits.
Je le contemple. Il m'observe en retour.
Il sourit. Et puis, il dit:
-Bonjour, maman.
Mon regard se trouble.
Moi je vois toujours ses yeux. Je ne vois qu'eux. Ses yeux qui n'ont jamais quitté mes pensées. Ses yeux clairs si sensibles, auxquels j'essayais tant bien que mal de faire porter des lunettes de soleil l'été, sur la plage des Pesquiers. Ses yeux délicats, qui m'ont toujours regardée comme si j'étais la septième merveille de l'univers. Qui me remplissait d'amour, de joie, de fierté.
J'aurais donne ma vie pour revoir ses yeux.
Ils sont là, devants moi. Irréels.
Et moi, je suis toujours vivante?
Je ne sais pas si je dois me taire ou crier. Alors je me penche vers l'écran et je répond simplement:
-Bonjour, mon fils.
(Extrait des "Les étincelles" de Julien Sandrel 2021).
Atelier Journée Professionnelle du Festival du Livre de Paris
C'est l'histoire d'une succès story. En mars 2018, les éditions Calmann-Lévy publiaient le premier roman de Julien Sandrel, "La chambre des merveilles". En quelques semaines ce livre caracolait en tête des ventes. Vendu à plusieurs centaines de millier d'exemplaires, cette histoire magnifique du combat d'une mère pour sauver son fils est traduit dans plus de vingt langues. En mars 2023, ce rôle fort est incarné par Alexandra Lamy sur le grand écran. Rencontrez les artisans de cette trajectoire merveilleuse.
Avec : Julien SANDREL, Auteur chez Calmann-Levy Philippe ROBINET, Directeur Général de Calmann-Levy Eric JEHELMANN, producteur de l'adaptation La Chambre des Merveilles chez Jérico Films Juliette SALES et Fabien SUAREZ, Scénaristes
Modération : Laurent COTILLON, Directeur exécutif du Film Français
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