A l'heure des chocs de simplification et autres écrans de fumée paraît un essai qui remonte à contre-courant la vaste et fumeuse rivière moderne, et qui apparaît être un outil novateur et indispensable pour appréhender, sous une lumière nouvelle, la succession de crises présentes et à venir.
Partant du principe que le monde a atteint un tel degré de complexité qu'il est désormais impossible de chercher à le comprendre à l'aide de concepts anciens (disparités, inégalités etc.), non pas qu'ils soient obsolètes, mais inaptes à le saisir dans toutes ses nuances,
Saskia Sassen nous propose de l'aborder sous un autre angle, celui des expulsions.
Qu'il s'agisse des expulsions de la société -la population carcérale des Etats-Unis avoisinant les 2,3 millions de prisonniers, lorsque parallèlement les prisons deviennent des entités économiques profitables pour le secteur privé, ce qui les expulse de la sphère publique. Ou des expulsions du marché du travail de larges parties de la population. Ou des expulsions physiques -les millions de citoyens dépossédés de leurs logements lors de la crise de 2008, comme les habitants du Tiers Monde expropriés suite aux "rachats" souvent forcés de leurs terres. Ou encore les populations fuyant la guerre. Ou tout aussi dramatiquement de l'expulsion de la biodiversité, lors de l'appropriation par des sociétés privées de centaine de milliers, voire de millions, d'hectares de terre à des fins de monoculture, terres dont est simultanément expulsée l'autorité souveraine des Etats. Sans oublier l'expulsion définitive de la vie au profit de la mort dans de larges pans de territoires suite à des "incidents" (Tchernobyl, Fukushima etc.)...
Cet essai s'attache à décrypter un enchevêtrement de systèmes extrêmement complexes, et à démontrer que les forces en marche sont bien plus puissantes et ténébreuses que leurs parties émergées, dont la fameuse "finance" qu'on est désormais obligés de concevoir non plus comme un petit monde dirigé par quelques nababs fumeurs de Partagas, mais comme une convergence d'hommes, de réseaux et de machines entièrement dédiée à la quête d'un seul et unique Graal : la maximisation forcenée des profits.
Et Sassen nous démontre, avec précision, que si ce vaste ensemble de phénomènes -sorte de nébuleuse aussi insaisissable que plénipotentiaire- trouve ses racines quelque part au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, conjointement à la disparition du keynésianisme, elle prend son essor dès le tout début des années 1980 et progresse inexorablement depuis lors.
Et le concept d'expulsions semble déclinable à l'infini et s'inscrit dans un mouvement irrépressible, que l'on peut se plaire à compléter en songeant, entres autres, à l'expulsion de l'intime vers la sphère publique, à l'expulsion du langage pensé chez les politiques ou dans les médias au profit du langage parlé, ou, en dans le monde de l'art, de l'expulsion de la fiction au bénéficie des faits réels. Sans évoquer nos grands débats sur les expulsions de nationalités ou d'immigrés. Force est de constater que toutes ces détériorations semblent participer d'un même élan mortifère.
Las, il n'y a pas à chercher, dans Expulsions, de solution aux problèmes exposés, car il ne semble pas y avoir le moindre espoir de pouvoir changer un système que personne, réellement, ne gouverne, ce que Sassen démontre parfaitement ici, s'appuyant sur une démarche systémique. Dans ses intuitions comme dans toutes ses analyses, l'auteur fait preuve d'une grande lucidité, déclarant notamment que l' "une des intentions de ce livre était de rendre visible cette traversée de l'espace par les expulsés, de saisir dans sa visibilité le lieu ou le moment de l'expulsion, avant que nous n'oubliions.". Ce n'est donc pas un livre qui portera vers l'espoir, mais vers une élévation de l'esprit doublée d'un meilleur discernement, ce qui suffit à en faire un livre essentiel. Nul doute qu'un producteur intelligent ou un service public compétent ne tardera pas à en acquérir les droits afin d'en tirer un long documentaire et porter cet essai à l'attention du plus grand nombre.
En attendant, tout au mieux peut-on se demander, à la lecture de la conclusion, si une expulsion de la Grèce de l'UE n'eût pas été préférable... Et de songer que l'instauration, par Varoufákis, d'un système bancaire parallèle eût peut-être été la moindre des folies. Pour le futur… il ne nous reste qu'à garder ce livre à portée de main tout en tentant d'aborder sous un jour nouveau les imminentes crises que vont connaître la France comme l'Europe comme chacun des autres pays de notre monde, et libre à nous, munis d'outils isus du même marbre que cet ouvrage, d'appréhender l'avenir sans affolement aucun mais en toute sérénité.