Merci tout d'abord à Babelio et aux éditions Alma / Nuvis pour m'avoir permis la lecture de ce livre. Je m'étais porté candidat pour une critique, dans le but de trouver quelques éléments de réponse à une question que je me pose depuis des années : Qu'est-ce qui donne à la musique cet immense pouvoir qu'elle a sur les hommes ? Pourquoi certains y consacrent-ils leur vie, ou leur fortune ?
Je n'ai pas trouvé (ou très peu) de réponse à ces questions dans ce livre, mais il m'a apporté beaucoup d'autres choses.
Le livre est un recueil de propos et de textes tenus ou écrits par le pianiste hongrois
Andras Schiff. Ce dernier traite essentiellement de deux thèmes : sa vie et sa carrière personnelle, et l'interprétation, au piano ou à l'orchestre, de ses compositeurs de prédilection : Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms et
Bartok. (Si vous aimez plutôt le piano de Chopin ou de Liszt, passez votre chemin, il n'en est jamais question dans ce livre…)
Il ne s'agit pas d'une oeuvre littéraire, le ton général est plutôt « journalistique » pour des textes présentés soit sous forme de dialogues avec le journaliste Martin Meyer, soit comme extraits d'articles parus dans des revues spécialisées en musicologie.
La partie « biographique » nous raconte le début et l'évolution de la carrière pianistique d'
Andras Schiff, qui démarre dans la Hongrie communiste de l'immédiat après-guerre. le système hongrois d'éducation musicale est largement décrit, avec ses avantages (éducation musicale gratuite pour tous) et ses inconvénients (nul ne peut être consacré concertiste de niveau national ou international sans avoir fait ses preuves à Moscou).
Andras Schiff décrit aussi la vie musicale hongroise et ses rencontres avec des grandes figures locales ou internationales de la musique : Gyorgy Kurtag, Zoltan Kocsis, Sandor Vegh, Antal Dorati. Il ne cache ni ses coups de coeur, ni les accrocs qui ont pu se produire avec certaines personnalités.
Une partie des réflexions de Schiff est consacrée au problème de l'antisémitisme, dont ont souffert ses parents pendant la seconde guerre mondiale, et qui semble toujours assez vivace en Hongrie, particulièrement depuis l'arrivée au pouvoir de Viktor Orban.
La seconde partie de l'ouvrage aborde une question très délicate : le rôle de l'interprète dans la restitution d'une oeuvre. Dans la plupart des cas, en particulier en ce qui concerne
Andras Schiff, le compositeur est mort depuis longtemps, on n'a pas d'enregistrement de lui ni de témoin qui pourrait dire : « Il le jouait comme ceci ou comme cela ».
Il appartient donc à l'interprète seul…. d'interpréter, justement, la partition musicale en essayant de comprendre l'état d'esprit de l'auteur et ce qu'il a voulu exprimer en écrivant son oeuvre. Pour Schiff, cela passe forcément par un travail préparatoire minutieux, par exemple sur les manuscrits autographes du compositeur, ou par l'étude des pianos qui existaient (ou n'existaient pas) à l'époque.
Est-il permis de jouer Bach sur un piano moderne, alors que cet instrument n'existait pas au temps du Cantor ? Vaste question, à laquelle Schiff répond par l'affirmative. Mais ensuite, il met bien en évidence qu'il reste toujours une partie d'incertitude, que l'interprète doit résoudre seul, tout en restant d'une grande humilité : il ne faut introduire une nuance ou un phrasé dans une oeuvre que si on peut le justifier, par rapport à l'esprit du compositeur, et non pas pour s'offrir un plaisir personnel ou pour se distinguer des autres concertistes. L'incertitude est encore plus grande si le compositeur n'a laissé que peu d'indications sur la partition. C'est en particulier le cas de Bach, dont ses contemporains disaient qu'il ne jouait jamais un morceau de la même manière d'un jour à l'autre.
Devant un tel éventail de possibilités, il est bien sûr tentant de penser, pour un pianiste, que sa propre interprétation est la bonne, et que celle des autres est soit prétentieuse, soit pédante, soit complètement absurde. Schiff, qui est parfois près de tomber dans ce travers, cite à ce propos une réplique du pianiste Horszowski : « Nous aimons tous notre propre rubato, mais supportons mal celui du voisin. » Et à quelques reprises, Schiff, quitte à passer pour un « vieux ronchon », fustige les innovations qu'il juge hors de propos ou non conformes à l'esprit de l'auteur : voir par exemple le passage pp. 290-291 contre les metteurs en scène modernes qui proposent des versions « personnelles » des grandes oeuvres du théâtre ou de l'opéra.
Pour conclure, je vous recommande de prendre le livre à la page 172, avec le titre : « Les Variations Goldberg de
Jean-Sebastien Bach – Un guide de voyage », et, en ayant le texte sous les yeux, d'écouter l'interprétation de Schiff sur Youtube : c'est un enregistrement en concert, centré sur le pianiste dont on suit en permanence les mains bien sûr, mais aussi le visage, et on constate que la façon de jouer est pleinement en accord avec l'analyse de chacune des variations qui est livrée sur quelques pages. Preuve sans doute de la très profonde préparation de l'artiste avant de se risquer (le mot risque n'est pas trop fort) à restituer l'oeuvre en public. On croit souvent que le travail d'un musicien consiste surtout à pratiquer son instrument pendant des heures pour maîtriser les difficultés techniques, mais il y a aussi un énorme effort d'intériorisation au niveau mental. Glen Gould, paraît-il, pouvait rester un mois sans toucher à son piano, mais il passait ce temps à assimiler la partition dans son cerveau.
Ce livre d'
Andras Schiff a donc plusieurs facettes, il est surtout très utile dans sa seconde partie sur l'interprétation des oeuvres du répertoire : on peut le garder à portée de main pour « picorer » au passage les commentaires sur certains concertos de Mozart, sonates de Beethoven, ou oeuvres de musique de chambre.