Nous mourons si mal, nous autres ! Les siècles de mort que nous avons traversés ne nous ont même pas appris si peu de chose. Nous vivons mal, mais nous mourons encore plus mal, dans le désespoir, dans la bataille. Nous manquons notre dernière chance de paix, notre unique chance de salut. Triste mort juive de gens qui, n’ayant pas vécu parmi les arbres et les bêtes, n’ont pas pu apprendre la beauté de l’indifférence dans la mort, sa dignité végétale.
Prenez une par une nos institutions, nos idées, nos coutumes, nos marques d’intelligence ou de bêtise, prenez-les une par une et tapez du doigt dessus. Vous constaterez qu’elles sonnent creux. Pourquoi ? Je l’ignore. Par abus d’intelligence peut-être. Je ne plaisante pas. On nous a créé une culture et une civilisation fondées sur l’intelligence en tant que valeur première, ce qui constitue un luxe et’ surtout une audace exagérée. Entre nous et la vie nous avons cru que nous décidions. Tragique orgueil.
Je réduisais tout au drame d'être juif, ce qui est peut-être toujours une réalité, mais pas primordiale au point d'annuler ou même d'occulter les tragédies et les comédies strictement personnelles. Je crois que j'étais à deux pas du fanatisme.
Il ne se passe pas de jour sans que mes pensées me ramènent à Brăila, [...] si un jour Brăila devait m’être défendue, eh bien je crois que je me surprendrais à douter de ma propre existence, et sans doute perdrais-je pied. N’éprouvons-nous pas tous la nécessité d’être de quelque part ?
Brăila est un port sur le Danube, en amont de l’estuaire. Mon grand-père paternel y était docker et je le revois, rentrant à la maison, blanchi de la tête aux pieds par la poussière des sacs de blé et de maïs qu’il avait charriés depuis le matin.
Mihail Sebastian, Journal