L'intrigue principale du Marchand de Venise est-elle l'essentiel ?
Certes, l'histoire de cet usurier juif, qui entend ne faire preuve d'aucune humanité lorsqu'il s'agit de recouvrer, d'une manière fort étrange – une livre de chair ! –, la dette contractée par un marchand vénitien ne pouvant l'honorer, a de quoi exciter les controverses…encore aujourd'hui.
Cependant, la hideur stéréotypée de Shylock ne saurait faire oublier cette phrase qu'il prononce et qui en dit long sur le traitement réservé alors à lui et ses semblables : « La méchanceté que vous m'apprenez, je la mettrai en pratique, et vous pouvez compter sur moi pour que je la perfectionne. » Dès lors, Shylock apparaît sous un autre jour : il se venge des humiliations subies ; une vengeance qui n'aboutira d'ailleurs pas et lui fera perdre son bien et son identité, car forcé de se convertir au christianisme. Il est donc le dindon de la farce et, de fait, la victime de toute cette histoire.
Quant aux idiots inutiles qui, anachroniquement, accusent
Shakespeare d'antisémitisme – lors qu'il faudrait plutôt évoquer l'antijudaïsme de l'époque incarné par certains protagonistes de la pièce –,
François Laroque, dans la préface de la présente édition, dit ceci : « Accuser
Shakespeare d'antisémitisme est une façon de refuser de prendre en compte le caractère subversif d'une pièce où il démontre de prétendues oppositions qui ne constituent en réalité que les faces du Même. » Autrement dit, les chrétiens aussi en prennent pour leur grade.
Mais comme je le précisais plus haut, selon moi, l'essentiel, ici, réside dans ce sentiment que
Shakespeare a su si remarquablement – et dans ses moindres recoins – magnifier dans son oeuvre : l'amour.
L'amour de Jessica et Lorenzo ; de Nerissa et Gratiano, et surtout : celui de Portia et Bassanio, ce dernier ayant finement compris que le coeur de sa bien-aimée ne se cachait ni dans l'or ni dans l'argent, mais le plomb !
C'est alors l'occasion, pour le barde de Stratford, de déployer son sublime talent. Juste pour le plaisir :
- « On peut dire que la neige et le feu son aussi
Compatibles que la trahison et mon amour. » (Bassanio)
- « Comme toutes les autres passions s'évaporent en l'air,
Le doute, le désespoir qui vous étreint si vite,
La peur qui fait trembler, la jalousie aux yeux verts !
Amour, sois tempéré ! Apaise ton extase,
Modère ta pluie de joie, restreins cet excès !
Je suis inondée par tes bienfaits, réduis-les,
De peur que j'en sois submergée. » (Portia)
Et si
le Marchand de Venise n'est pas, à mon humble et subjectif avis, la meilleure pièce de
Shakespeare, elle recèle de merveilleuses perles en son coffre (ceux qui liront comprendront !) qui en font un oeuvre d'exception, comme tout ce qui porte le nom de cet énigmatique poète et dramaturge dont l'encre ne s'effacera pas de sitôt de nos mémoires…