Il faut qu'on parle de Kevin

Comme tant de nos voisins qui se cramponnent à une tragédie pour sortir de l'anonymat - esclavage, inceste, suicide - , j'avais exagéré le détail ethnique pesant sur mes épaules pour me singulariser. J'ai appris depuis qu'on ne spécule pas sur la tragédie. Seuls les épargnés, les bien nourris et les satisfaits peuvent convoiter la souffrance comme une veste de créateur. Je ferais volontiers don de mon histoire à l'Armée du Salut pour qu'une autre godiche en mal de couleur s'en pare et l'emporte avec elle.

J’avais peur d’être l’ancre solide et stable qui servirait de starting-block à un nouveau jeune aventurier dont je risquais d’envier les voyages, et dont l’avenir était encore libre d’amarres et de projets précis. J’avais peur d’être cette figure archétypale sur le pas de la porte – négligée, un peu ronde – qui fait au revoir et envoie des baisers tandis qu’un sac à dos est tassé dans le coffre; qui essuie une larme dans le volant de son tablier coquet quand elle reste avec la fumée des gaz d’échappement; qui fait demi-tour pour tirer tristement le verrou et laver la vaisselle trop rare posée à côté de l’évier, tandis que le silence de la pièce devient pesant comme un plafond qui va s’écrouler.

Ce qui m’avait le plus mortifiée, ce que j’avais dû fuir, ce n’est pas seulement son apparente absence de sensibilité et son narcissisme, mais le fait qu’elle était exactement comme moi.

Pour toi, la rédemption était un acte de volonté. Tu balayais avec mépris les gens (les gens comme moi) pour leurs sempiternelles insatisfactions diverses et variées, parce que ne pas goûter le simple bohheur d'être en vie trahissait une faiblesse de l'âme. Tu as toujours détesté ceux qui font la fine bouche, les hypocondriaques et autres snobs qui dénigrent Tendres passions au seul prétexte que le film est un succès populaire. Un bon repas, dans un bel appartement, chez des gens sympas - je voulais quoi de plus ? Sans compter que le bonheur ne frappe pas à la porte. Etre heureux, c'est un métier.

Qu'est-ce qui nous a pris ? Nous étions si heureux ! Pourquoi diable avons-nous fait tapis de tout ce que nous possédions pour nous lancer dans le pari fou d'avoir un enfant ?

Les temps n'étaient pas faciles pour les enseignants, s'ils l'avaient jamais été. Coincés entre l'État exigeant un niveau plus élevé et les parents réclamant de meilleures notes, scrutés à la loupe pour détecter une éventuelle absence de sensibilité ethnique ou une attitude sexuelle inappropriée, déchirés par les demandes systématiques de contrôles standardisés à répétition et la revendication étudiante d'expression créative, les enseignants se voyaient reprocher tout ce qui allait mal avec les jeunes, en même temps qu'ils étaient sollicités pour leur salut. Le rôle contradictoire de bouc émissaire et de sauveur était carrément messianique, sauf que Jésus était probablement mieux payé.

Bien que la tendance naturelle des conteurs soit de commencer au commencement, je résisterai à ce penchant. Il faut que je remonte plus loin en arrière. Parce que bien des histoires sont écrites avant même de commencer.

Les enfants ont des radars précis pour distinguer entre un adulte intéressé et un adulte qui veut à tout prix paraître intéressé. Toutes les fois où je me suis penchée sur Kevin, après le jardin d'enfants, pour lui demander ce qu'il avait fait ce jour-là, même à cinq ans, il savait que je m'en fichais complètement.

J'ai aussi tenté de le préparer à l'école élémentaire en lui enseignant quelques bases. "On va apprendre à compter ! proposais-je.
-Pour quoi faire ?
-Comme ça, à la rentrée, tu seras le meilleur en arithmétique.
-A quoi ça sert, l'arithmétique ?
- Tu te souviens de la journée d'hier, quand Maman a payé des factures ? Il faut savoir additionner et retrancher pour payer des factures, et savoir combien d'argent il te reste.
- Tu t'es servie d'une calculette.
- Oui, mais il faut connaître l'arithmétique pour être sûr que la calculette donne le bon résultat.
- Pourquoi tu te servirais d'une calculette si elle n'a pas toujours bon ?
- Elle a toujours bon, ai-je concédé.
- Alors, on n'a pas besoin de faire de l'arithmétique.
- Pour se servir d'une calculette, ai-je dit, un peu désarçonnée, encore faut-il savoir à quoi ressemble un cinq, d'accord ? On va donc réviser nos nombres. Après trois, on a ?
- Sept", a dit Kevin.
Nous continuions de cette manière, jusqu'au jour où, après un échange de plus ("Qu'est-ce qui vient avant neuf ?" "Cinquante-trois."), il m'a regardée d'un oeil vide et s'est mis à débiter à toute vitesse, recto tono : "Unedeuxtroisquatrecinqsixsepthuitneufdixonzedouze..." en s'arrêtant deux ou trois fois pour reprendre son souffle, mais en allant jusqu'à cent sans se tromper. "Maintenant, on peut arrêter ?" J'avais vraiment l'impression d'être l'idiote.

"Je suppose que c'est ma faute, ai-je lancé comme un défi. Je n'ai pas été une très bonne mère-froide, critique, égoïste. Encore qu'on ne puisse pas dire que je n'en ai pas payé le prix.
- Alors, a-t-elle répliqué doucement... vous pouvez aussi rendre votre mère responsable, et elle la sienne. Au moins, comme ça, au bout d'un moment, c'est la faute de quelqu'un de mort."