INESPERANCE . Un jour une fatigue insupportable prend possession de nos corps et de nos pensées .Ce n'est pas une maladie, et cela n'a rien à voir avec l'âge, les voyages, un chagrin, c'est une inaptitude soudaine à espérer . Comme si, soudain, le monde n'était plus la fabuleuse devanture devant laquelle il y avait eu un plaisir extrême à flâner et à désirer . Cette fatigue n'est pas une fatigue, c'est un ennui, une mélancolie sans cause, indéfinissable, provoquée par rien . Comme si le cerveau et les rêves avaient perdu la suite du programme, ou étaient définitivement parvenus à la fin de celui-ci .
Ici l'océan se brise. Des nappes d'écume se fracassent contre des falaises de granit et le vent n'autorise que de rares épineux transis, condamnés à se tourner vers les terres. La pointe Saint-Mathieu est le rocher de Bretagne le plus à l'ouest de l'Europe continentale. Quatre murs dressés d'une basilique vide dont le toit s'est brisé, une abbaye en ruine et un phare blanc frappé aux lettres rouges, du nom du lieu, peuplent ce promontoire de fin de terres. Dans un roman, "Océans", je fais se rendre à cet endroit, en compagnie d'un camionneur, Léo-Paul Kovski, un jeune garçon de quinze ans, fugueur, qui voyage avec un jéroboam dans lequel sont enfouis les plus beaux rêves manuscrits de ses compagnons de classe. En compagnie d'un vieil écrivain, il jettera la bouteille vers le large, entre le continent et les îles d'Ouessant, abandonnant là la délirante épopée de son enfance.
Je ne m'étais jamais rendu sur ce lieu avant de le décrire. J'avais usé de photographies, de dépliants touristiques et m'étais promis un jour de vérifier mes intuitions. A la sortie du roman, je reçus de nombreuses lettres venues de Brest et de sa région, de la côte océane. M'arrivèrent surtout , et longtemps après, quantité de bouteilles, avec billets enroulés à l'intérieur, adressées à : Léo-Paul Kovski, éditions Grasset, 61, rue des Saints-Pères. Le héros de mon roman était donc devenu un personnage à qui on pouvait confier ses rêves les plus secrets !
Ce roman - une éducation sentimentale - me collait à la peau. Autobiographique, il est l'histoire d'un jeune garçon que l'on rencontre à l'âge de neuf ans et que l'on quitte vingt ans plus tard. Candeur, ferveur et désillusions, "Océans" est composé en trois parties : des rêves plus grands que le monde, les chemins du monde, le monde.
Sans doute à cause des bouteilles reçues et de leurs messages, Léo-Paul Kovski demeura longtemps un énigmatique double romanesque, et la pointe Saint-Mathieu, son territoire poétique par excellence.
Le temps passa et la prégnance de ce lieu jamais visité s'estompa d'elle-même... Jusqu'à ce que des amis chers, Serge et Mary July, se marient à une poignée de kilomètres de la fameuse pointe. Exit la cérémonie, je me convoquai à celle de ma propre rencontre entre la réalité d'un décor et de sa fiction.
Comme si j'étais venu moi-même ici en fugue à l'âge de quinze ans, je fus pris, en m'approchant de la pointe Saint-Mathieu, d'une vague d'émotion surgie, non pas de ma propre vie, mais - paradoxe - du personnage de mon roman. Et je me retrouvai face au large, aux rochers, en cette fin de terre européenne, m'imaginant pèlerin d'un lieu sacré de mon adolescence, percevant ce qui m'avait poussé là il y a longtemps, empli de mes rêves d'alors, exaltés, ceux que Léo-Paul avait été le seul à ressentir.
L'énigme de ces larmes particulières me rendit songeur. Grisé de vent et de bruine, je marchai longuement au sommet des falaises, regardai de loin le phare et me demandai par quel court-circuit un émoi non identifié avait pu ainsi me trahir. Peut-être, pensai-je plus tard, était-ce l'émotion retrouvée de l'écriture même du roman, à l'heure où je fus envahi par les mots qui me faisaient inventer la magie d'un lieu que je ne connaissais pas.
Je l'ai imaginée bien avant de la rencontrer, je l'ai aimée sans la connaître, Paris fut un rêve adolescent exaucé.
Mais comment parler d'une ville que l'on aime ? Evoquer son ciel, son fleuve, ses monuments, ses avenues, ses statues ? Paris, cinq petites lettres pour désigner une des villes les plus visitées du monde, la ville aux décors de films, la ville-musée, la ville aux révolutions et aux barricades.
Comment parler d'une ville que l'on admire ? Que les peintres, les écrivains de la planète ont habitée, célèbres ou pas, qui, de Wilde à Joyce, de Fujita à Zadkine, d'Hemingway à Fitzgerald ont arpenté ses rues, fréquenté les bars et chambres d'hôtels pour se gorger de l'esprit invisible d'une ville chargée d'imaginaire et d'histoire.
Comment parler encore d'une ville que l'on désire ? Quais de Seine, jardin du Luxembourg, parc Montsouris, ces recoins d'arbres et de soleil qui écartent les immeubles pour que se dégage le ciel, les rues entrelacées où se donnent les baisers.
Paris est une ville de la mémoire tout autant que de l'éphémère. Les strates de l'Histoire se lisent sur les pierres des monuments et ses siècles se racontent à ciel ouvert, pendant que la foule de ses visiteurs s'affaire devant des vitrines garnies de piments et de cardamome, de parfums numéro 5, de lingeries griffées, de livres anciens aux couvertures de cuir, reliés.
J'habite cette ville dont j'ai rêvé, en son coeur historique et géographique : l'île de la Cité qui très tôt réunit en son minuscule périmètre les trois pouvoirs. Elle n'eut alors qu'un désir : déborder la Seine qui la murait pour conquérir les collines qui l'avoisinaient. L'escargot des vingt arrondissements s'enroula autour de l'île-mère en cette figure animale, pour faire de Paris une des villes les plus phantasmées du monde. Hasard et nécessité, l'évolution urbaine inspira les pierres et leurs sculpteurs, les avenues et les urbanistes, les ponts et leurs architectes pour créer au fil des siècles une ville-poème dont chacun, de par le monde, connaît la rime.
Au coeur de l'île fondatrice, mes fenêtres donnent sur cette figure de triangle aux quarante arbres, la place Dauphine qu'André Breton désigna comme le sexe de Paris. Sexe discret lové entre des cuisses de Seine que les visiteurs pressés oublient parfois de regarder.
[...]
Cette ville m'a inspiré plus que tout autres. Ici, j'ai composé, ici j'ai écrit, ici j'ai aimé.
Apprendre de la vie, des choses et des êtres, non pour la quantité de connaissances, mais tout simplement se trouver un jour plus apte à vivre qu'au début : en élégance avec le monde.
07 janvier 1989
Le chanteur Yves SIMON parle de son livre "Né en France", livre qui raconte des souvenirs anecdotiques dignes de passer à la postérité. Il se livre au jeu de l'anti-portrait chinois : que voudrais-tu être... Quelle serait pour toi la pire injure, etc. Images d'archive INA
Institut National de l'Audiovisuel.