Entrer dans la tête du bourreau, analyser son histoire, montrer combien il est fort, sympathique, sportif, et même presque un dieu pour la petite fille de sept ans dont la mère se remarie après un drame. Essayer de comprendre son ingénuité, les histoires qu'il se raconte pour justifier ses actes. Un bourreau se croit toujours innocent, et celui de la petite Neige la vio
le au nom de l'amour, pas moins, et reprends tranquillement le cours de la journée. Voilà une des grandes énigmes de l'humanité : l'existence du mal.
Et de sa banalité (ainsi que
Hannah Arendt le constatait au procès Eichmann).
« Les criminels ne correspondent pas à nos attentes, » dit Neige.
L'enfant de sept ans sait que c'est mal de toucher certains endroits du corps, que, s'il entre son sexe dans sa bouche dans le silence et l'obscurité, c'est qu'il se ment à lui-même, mais elle -même reste pétrifiée, incapable de le dénoncer et de sortir de son rôle de victime. Car, dit-elle ensuite « il existait entre nous une intimité extrême, que ne peuvent connaitre que les victimes et leurs bourreaux ».
Car le viol n'atteint pas « seulement » le sexe, c'est l'image de soi qui est brisée, et qu'en pervers sadique, il veut détruire, en annihilant l'innocence : « à travers la domination, la torture, atteindre la vie même ».
Neige Sinno s'analyse elle-même : son livre n'est pas une confession, ni un aveu, bien sûr, mais un témoignage. Elle énumère les raisons qu'el
le a de ne pas écrire ce livre, qu'elle écrit pourtant.
A ce moment du
Triste Tigre, je commence à me douter d'une pensée pas très logique.
L'auteur affirme vouloir faire autre chose que d'écrire sur le viol, pourtant elle le fait, et critique la notion la résilience, dont elle semble haïr le mot en en ignorant le sens.
J'y reviendrais.
Le livre qu'elle est en train d'écrire peut-il aider d'autres personnes ? peut-il l'aider, elle ? Non, dit-elle.
L'écriture thérapeutique la d
égoûte, l'écriture tout court ne la pas aidée. Et pourtant, elle note peu avant qu'une victime, lorsqu'elle écrit, signe le fait qu'elle est déjà sortie de l'enfer.
Ces deux concepts sont finalement liés quant à l'utilité de la littérature et de la résilience :
1- L'écriture : plusieurs fois, l'auteur se demande si on peut encore écrire après Auschwitz. Elle ne cite pas
Adorno, le premier qui en a nié la possibilité, alors que les noms de
Soljenitsyne,
Primo Levi,
Imre Kertész, qui justement ont écrit sur les camps de la mort, prouvent que l'écriture doit servir.
Gunther Grass prit le contre-pied de l'affirmation d'
Adorno, et, s'il lisait
Neige Sinno, dirait sans doute : nier l'utilité de l'écriture revient à un jugement « contre nature », presque comme si l'on voulait interdire le gazouillement des oiseaux.
2- La résilience, dit
Neige Sinno, serait se croire surhomme, avec l'idée sous-jacente que ceux qui ne s'en sortent pas sont condamnables, ce qui voue la victime à la culpabilité.
Or la résilience, n'est-ce-pas plutôt échapper au désespoir, à la dépression. Il ne s'agit pas d'oublier le traumatisme, tout le monde le comprend, il ne s'agit pas de pardon.
Or, curieusement, l'auteur décrit exactement la résilience, le bonheur qu'el
le a de se cacher dans les herbes hautes, la liberté de courir dans les rivières de montagne, toute une enfance heureuse : exactement la résilience. Tout ce qui lui a permis de survivre sans revivre encore et encore son traumatisme. Non pas l'innocence oublieuse, mais le fait de vivre des instants de bonheur.
3- Enfin, alors que les dictateurs ,que les agresseurs, que les violeurs incarnent le mal avec sa banalité, Neige s'insurge sur la vie normale des victimes, après le « martyre et ensuite le chemin de croix de la guérison. », alors qu'elle ne veut absolument être vue comme une victime.
Neige Sinno reconnait les errements de sa pensée : « Ma pensée n'est pas rigoureuse. Elle s'emballe, elle s'enivre et se met à faire délirer les éléments à sa portée ».
Comment ne pas comprendre, et comment ne pas saluer le courage, les doutes, l'écriture d'une femme violée dans l'obscurité de la conscience pendant des années, acculée au silence, et parlant de l'inceste, dont il y a 150 ans
Barbey d'Aurevilly déplorait que ce phénomène plus que fréquent, ne fasse pas l'objet de la littérature.