L'anthropologue
Ludovic Slimak a découvert en 2015 dans une grotte de la vallée du Rhône, les restes d'un corps qui pourrait bien être celui du dernier néandertalien. Cette lignée humaine a disparu il y a quelques dizaines de milliers de millénaires, laissant Sapiens (nous) comme seul représentant de l'espèce humaine (alors que d'autres espèces animales connaissent une plus grande diversité).
Cet ouvrage est un récit un peu hybride entre le récit d'une enquête sur l'identité de ce Thorin, baptisé du nom du dernier roi des Nains dans l'univers du Seigneur des Anneaux, une évocation de la difficulté et de la fragilité de la connaissance scientifique, une méditation philosophique à l'origine du sous-titre "comprendre comment les hommes meurent".
Du côté du récit de la recherche, nous suivons les interrogations, les doutes, les moyens mobilisés pour tenter de comprendre le site et de faire des hypothèses à partir de la position d'une dent ou de la présence de longue lame de silex de facture Sapiens à telle distance du corps, et de l'évolution du climat depuis la mort de Thorin. Cette petite cavité rocheuse est-elle simplement le lieu de sa mort? Y a-t-il été déposé à sa mort ? ou à un autre moment ? A t'il été inhumé avec un objet de prestige imitant un objet réalisé par d'autres ?
" Et ces quelques centimètres là ne pourront jamais être franchis. Nous avons une main et une lame de pierre. Qui se côtoient sans s'être peut-être jamais rencontrées... Cet incertain, c'est toute l'histoire de Neandertal et de Sapiens. A travers l'Europe leurs vestiges hantent les sols, côte à côte, sans que jamais nous ne puissions jamais savoir si ces mains se sont jamais croisées. Nous n'avons que la certitude de l'extinction. Et du remplacement. A quelques centimètres. Mais ces quelques centimètres là sont infranchissables" (page 136)
Au passage, l'auteur s'amuse à souligner la supériorité de l'analyse archéologique sur les techniques de datations modernes qui vont donner des résultats contradictoires entre 28 000 et 105 000 ans, alors qu'au final, l'anthropologue réussir à établir que Thorin a environ 40 000 ans. le doute et l'incertitude sont au coeur de la démarche scientifique mise en oeuvre. L'intelligence humaine permet de construire peu à peu une compréhension, qui doit rester modeste mais n'en est pas moins étayée. En soi, c'est déjà passionnant.
Un passage émouvant concerne un commentaire sur un silex mal taillé à partir d'une pierre bien préparée, sur lequel l'archéologue aguerri lit des dizaines de tentatives maladroites qu'il comprend comme l'apprentissage d'un enfant sous la surveillance d'un adulte qui lui a préparé la pierre pour s'exercer.
Il est fascinant de voir comment l'étude de quelques éclats de silex, certes combinée avec des datations au carbone 14 et les dernières avancée en paléo génétique, amène à dresser de nouvelles perspectives sur la vie il y a entre 50 et 100 000 ans. J'ai été carrément fascinée par les explications fournies sur les différences culturelles entre Neandertal et Sapiens. En espérant ne pas trop caricaturer les propos de l'auteur : les techniques différentes pour tailler le silex sont révélatrices d'une façon d'être au monde particulière et différente entre Sapiens et Neandertal. Il souligne la créativité, la diversité des formes et des matières de Neandertal. L'artisan s'adapte à la matière "comme si la matière n'était pas le sujet passif du projet artisanal mais l'acteur central de la création ... un peu comme si la roche était mue d'une volonté propre. Une volonté que l'artisan décrypte, souligne et fait ressortir".
Sapiens lui produit des silex toujours globalement identiques "comme si la répétition à l'infini de ces silex Sapiens nous suggérait l'existence de structures profondes et qui parlent de notre humanité. de notre besoin inextinguible de toujours vouloir être ensemble, de toujours vouloir reproduire les actes, les manières des membres de notre groupe" (page 211). Sa réflexion va loin. Les sociétés et communautés sapiens ont besoin d'exprimer leur unité en montrant leur différence d'avec "des autres". La différence est l'objet de rejet (cf
Michel Foucault) tant dans nos sociétés occidentales que dans différentes autres sociétés sur la planète. " L'ordre règne dans la peur d'être perçu dans sa différence" (page 213). Ce qui a pu pousser des sapiens à accepter les actes abjects qui émaillent notre histoire, pour faire ce que le groupe juge acceptable. Ce serait le coeur de l'efficacité de Sapiens : " une puissance collective fondée sur la peur "
Nous en venons à la question centrale de la l'extinction d'une humanité. Que se passe t'il lorsque deux univers se rencontrent, deux sphères qui englobent chacune toutes les réalités de chaque société, toutes les manières de ressentir et de concevoir de chaque société? L'auteur prend l'exemple de la découverte l'Amérique, de la place des Aborigènes en Australie, de l'histoire d'Ishi, le dernier Yahi et du film "Les dieux sont tombés sur la tête" pour illustrer l'incapacité humaine à concevoir en dehors de sa sphère. Vient le moment où les sphères implosent, où les sociétés implosent, perdent leur histoire, leur culture, comme ces Indiens qui découvrent qu'il y a, dans les musées des Blancs, tant de traces de leurs histoires. Comme nous mêmes, européens, occidentaux avons perdu la trace de notre passé et de ses traditions au point que nous aurions du mal à comprendre les hommes du XIX siècle.
Car c'est ainsi que les hommes disparaissent : petit à petit et sans bruit. Les anecdotes de bruits et de fureur ne sont que l'apparence. Sapiens a remplacé Neandertal peut être en quelques saisons. Sapiens a ainsi supplanté toutes les humanités différentes de la planète. Mais pourquoi?
Le point de vue final de cette démonstration passionnante me laisse un peu sceptique : les structures mentales pousseraient les sapiens à se ranger vers le plus "efficace" , faisant imploser la société moins efficace. Notre propension à l'efficacité, même si cette efficacité est un mythe, cette volonté de standardiser serait le sens de l'histoire. Il ne s'agit pas seulement de technique mais d'une éthologie humaine partagée par tous les sapiens au delà des différences culturelles des sociétés.
Une lecture très stimulante.