La neige de minuit (extrait, février 1913)
Le poids de la neige qui s'entasse sans bruit,
nous le sentons sur la terre, sur les toits, sur nos deux coeurs.
A ce poids plutôt souple et si plein de plaisir,
le monde écarquille ses yeux d'enfant en retenant son souffle.
"Regarde, il y en a déjà tant !"
dit une voix effacée au loin,
suivie par le claquement de dents des geta.
Maintenant que la nuit silencieuse atteint onze heures
et qu'il n'y a plus de sujets de conversation,
fatigués de boire du thé,
nous nous tenons la main, nous deux, seuls,
nous tendons l'oreille au coeur profond de ce monde sans voix,
nous regardons l'image du temps qui coule.
Nos visages légèrement en sueur et pleins de douceur,
nous tentons d'être bienveillants à tous les sentiments humains.
La fontaine d'humanité (extrait, mars 1913)
Comme à deux heures il est déjà trois heures,
comme au bout d'une feuille verte pousse une feuille jeune,
aujourd'hui encore je ressentais l'accélération de mon âme
en plein coeur.
Et gardant un silence extrême,
je restais assis, immobile.
Les larmes coulaient spontanément,
et je pensais à toi comme si je t'enlaçais.
Tu es vraiment la moitié de mon corps.
Tu suscites ma confiance absolue,
tu partages profondément l'intensité de ma chair.
Pour moi, tu es là.
Tu es là.
J'ai éprouvé très cruellement la solitude des êtres humains.
Tu sais que je me suis jeté jusqu'à la frontière de l'affreux désespoir.
Celle qui regarde ma vie depuis sa racine,
celle qui me comprend entièrement,
c'est seulement toi.
Tu es de plus en plus belle (janvier 1927)
Quand une femme jette un par un ses accessoires,
pourquoi devient-elle si belle ?
Ton corps, décapé par les années,
est un métal céleste qui vole dans l'infini.
Au-dessus de la vanité et du qu'en dira-t-on,
cet animal limpide, pleinement consistant,
vit, bouge et désire promptement.
Une femme retrouve-t-elle sa féminité
à travers l'expérience d'une telle épreuve ?
Quand tu restes debout sans rien dire,
tu es une vraie créature de Dieu.
Parfois je suis secrètement stupéfait
que tu es de plus en plus belle.
A quelqu'un (extrait, février 1913)
Ni par jeu
ni par passe-temps
tu viens me voir
─ sans peindre, sans lire, sans travailler.
Et deux jours, trois jours,
nous rions, nous jouons, nous dansons et nous nous enlaçons encore,
réduisant le temps à rien,
dépensant plusieurs jours en un instant.
Chieko sur le vent (Avril 1935)
Devenue folle, Chieko ne parle plus.
Elle fait seulement signe aux pies à longue queue et aux pluviers.
La colline prolonge le rideau d'arbres,
partout flottent les jaunes pollens de pin,
la plage de Kujûkuri fume dans le vent radieux de mai.
Le yukata de Chieko se cache derrière les pins et réapparaît,
il y a des truffes de pin sur le sable blanc.
En ramassant des truffes de pin,
je marche lentement derrière Chieko.
Les pies à longue queue et les pluviers sont les amis de Chieko.
Pour Chieko qui n'est déjà plus un être humain,
le ciel du matin, terriblement beau, est la meilleure promenade.
Chieko s'envole.