Je tiens la barre, timonier de mes rêves, insoucieux de la maison, sans craindre la bourlingue, mais toujours anxieux d’apercevoir à temps quelque cargo qui, indifférent aux feux de position, viendrait droit sur nous, mangeant le vent et frôlant l’abordage. J’ai la haine des gros pétroliers et des monstrueuses villes flottantes, bourrées de touristes à lunettes noires, en bobs et bermudas, qui triomphent à Venise en violant les eaux de la lagune, et sans honte sapent peu à peu l’un des joyaux du monde. Je rêve souvent à un capitaine Nemo qui, sans état d’âme, en purgerait les mers. Mais c’est vouloir lutter contre un blanc cachalot.
J’ai souvent confessé que je devais ma découverte de l’Amérique en grande partie à la contemplation des seins blancs d’Atala dans le tableau de Girodet. Ils m’ont dirigé vers la Grande Prairie, les bivouacs des Mohicans, les obscures forêts de ce Nouveau Monde pour lequel, dans mes rêves, j’ai longtemps armé tant de navires. Ainsi mûrit mon Amérique où, sur fond d’incroyables paysages, dans le tumulte des troupeaux de bisons, au surplomb polychrome des canyons, à l’écoute de la plainte sans fin des Indiens morts, j’ai accroché les portraits de Jefferson, Sitting Bull, Franklin, Whitman, Lincoln, Red Cloud, Audubon, Melville, Thoreau, Twain, Faulkner, Roosevelt, Hemingway, et bien d’autres encore qui m’ont ordonné de traverser l’Atlantique pour vérifier que je n’étais pas victime de mes lectures et de mon imagination.
Mon grand-oncle avait connu ce monde en son adolescence, dans le sertão et sur les pentes forestières du Corcovado ; à Tiradentes où la rivière des Morts charriait jadis de l’or ; à Ouro Preto, triomphe de l’Aleijadinho ; et plus tard en campant avec les gauchos du côté de Maldonado, sur la pampa uruguayenne, avant de revenir s’enfermer dans les retraits de son appartement bourgeois où il avait cloué sur les murs de sa chambre des carapaces de tortues, des bolas, une peau de vigogne, un tatou et un petit anaconda empaillé ; reliques devant lesquelles il remâchait ses regrets et ses remords de vieil adolescent spolié et meurtri, en lisant et relisant son Journal intime où il retrouvait le jeune homme qu’il avait trahi.
La mer est un désert, comme la grande forêt, la pampa, les sables infinis des dures solitudes sahariennes. Comme eux, elle est vivante. On s’y trouve, on fait connaissance avec soi-même. Chaque fois on s’y retrouve. Mais on peut s’y perdre.
À l'occasion du Printemps des Poètes, Bruno Doucey décline le mot "Désir" en toutes lettres !
Pour la dernière lettre du mot Désir, ce sera donc R comme Rage de vivre que Bruno Doucey explore en poésie...
Livres évoqués :
/ "Le désir – Aux couleurs du poème", anthologie
/ "Vive la liberté", anthologie
/ "Par le sextant du soleil", Frédéric Jacques Temple