M'a redonné le goût de lire et de rester avec plaisir dans l'univers d'un roman que l'on retrouve joyeusement. Je me suis même surpris à repousser l'instant de la fin. Qui m'a un peu déçu, d'ailleurs. J'ai bien aimé cette veine et ce ton. du bel ouvrage et un bel objet, physiquement parlant.
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On n'est jamais le scénariste de sa propre vie.
Les Grecs nous apprennent que l'hybris guette et rattrape celui qui à l'instar de Saul Karoo, après des années de sous-estimation de soi, se prend soudain pour Dieu et croit pouvoir réparer, parce qu'il a quelque talent pour cela, le scénario bancal et les manques douloureux de sa propre vie. Et les vieux mythes de ce même peuple grec - celui d'Oedipe qui meurt d'avoir voulu orchestrer sa vie et la mène au désastre et celui d'Ulysse qui s'absente si longtemps de la sienne qu'à force de la rêver, il la perd pour toujours quand il croit enfin la rejoindre-ces vieux mythes éternels, donc, parrainent dignement cette moderne résurgence de la Tragédie Humaine.
Comme me l'annonçait pourtant la première de couv' raffinée des éditions Monsieur Toussaint Louverture, avec ses étranges pugilistes jumeaux, cravatés et sans tête, je viens de me prendre un grand coup de poing dans la gueule et je crois que je vais, séance tenante, changer un de mes six- livres- pour –une- île- déserte : Karoo va de toute évidence évincer l'un d'eux et prendre, dans mon panthéon littéraire, une place de choix.
. Karoo – le pays de la soif en khoïkhoï nous dit plaisamment l'éditeur- est la plus forte émotion, le plus grand coup de coeur littéraire depuis bien longtemps. Les 5 étoiles ne suffisent pas à en évaluer les qualités : il y faudrait une pléiade…mais la constellation est déjà prise !
J'ai évidemment commandé Price, le tout premier livre de Tesich, après cette révélation tardive -bien des babeliotes avisés l'ont connue avant moi. Mais je sais déjà que rien ne pourra m'étonner, me faire rire, pleurer, me séduire, me bouleverser, me faire réfléchir comme ce dernier livre-là. Car Tescih est mort brutalement peu après sa parution. C'est donc une sorte de testament, plein d'humour et de déchirante tendresse, mais c'est le mot de la fin..Je ne pourrai qu'aller à reculons à la découverte de ce grand écrivain, scénariste de cinéma- La bande des quatre, le monde selon Garp,…- qui se croyait écrivaillon alors qu'il avait tant de choses à dire et avait trouvé un ton si particulier pour le dire- j'ai pensé à Philip Roth, mais avec une émotion tout à fait différente : le rire est moins grinçant, la rigolade est toujours toute proche d'un redoutable pincement au coeur…
Qu'y a-t-il de plus extraordinaire que de s'attacher, comme à un très vieil ami, à Saul Karoo, cet antihéros dérisoire et à bien des égards odieux- n'est-il pas lâche, mythomane, pusillanime, d'un égocentrisme crasse ? - et plus étonnant encore de souffrir avec lui de toutes ses turpitudes tant il se montre d'une impitoyable lucidité à l'égard des rapports humains qu'il entretient ...avec une stratégie très au point de l'évitement ?!
Mauvais père, mauvais époux, excellent scénariste mais incapable de résister aux sirènes de la flatterie qui l'engagent dans tous les mauvais coups, Karoo est frappé d'étranges « maladies » qui sont comme la somatisation du regard décapant qu'il jette sur lui-même : il boit comme un trou mais ne ressent même plus l'ivresse, qu'il est contraint de feindre pour satisfaire la compassion méprisante de son entourage ; il redoute l'amour des siens- celui de son fils adoptif en particulier- et le fuit dans toutes les échappatoires que lui offre le cortège des Banalités, merveilleux dérivatif aux conversations profondes et aux face-à-face sincères. Il craint la maladie, la décrépitude mais fait en sorte de ne pas être assuré contre leurs atteintes et la déchéance qu'elles entraînent…
Un jour, le hasard- mais y a-t-il un hasard dans ce récit fait au moule de la tragédie antique, même s'il a souvent le ton de la farce ?- le hasard, donc, lui offre la possibilité de donner un sens à sa vie, de sauver ceux qui ont son amour en le leur témoignant, enfin, de façon éclatante – mais au prix d'une trahison qui n'engage justement que sa probité et son talent professionnel.
Pas grave : l'Art a si souvent sacrifié les individus, c'est bien à son tour de l'être pour que les individus soient sauvés.
Mais tel Oedipe fuyant l'oracle qui le menace, et se jetant dans la gueule du loup, Saul précipite la catastrophe en scénarisant la vie des siens, et celle-ci s'accomplit comme dans la tragédie le meurtre du père, au carrefour des Trois Routes, au confluent des trois fleuves de Pittsburgh..
Ne reste plus , alors, qu'un vieil Ulysse malade, recru de fatigues et de douleurs qui ne retrouve à Ithaque ni ses rêves, ni son foyer, ni lui-même.
Cette grande ombre philosophique et pensive de la Tragédie donne au récit sa profondeur, son vibrato
Mais Karoo n'est pas une lecture au sérieux rebutant : le ton ironique, la formulation à l'emporte-pièce souvent réjouissante d'insolence, les portraits acidulés des personnages- une ex-épouse aux robes « zoologiques » pontifiante et emmerdante à souhait, une actrice ratée, pathétique et attendrissante, un producteur diabolique et manipulateur, un fils désarmant et désarmé –pimentent délicieusement cette gravité.
L'agencement subtil des épisodes et le talent incontestable de scénariste de Steve Tesich font de cette lecture un véritable « page-turner » : voici 600 pages, que j'ai pour ma part dévorées en deux jours, entre le rire salvateur et la tristesse poignante.
Comme dit Karoo, il n'y a pas de petits chefs d'oeuvre : en voici donc un grand, un total, qui satisfait à tous les critères : le goût du style, la pénétration de l'analyse, la richesse de la pensée et l'intemporalité des références.
* Merci à l'amie Caro qui m'a fait découvrir Karoo, et m'a aiguillée sur Babelio , afin d'écouter le chant des Sirènes : Piatka, Viou, merci à vous!
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"Le film d'Arthur Houseman, c'était autre chose. C'était un chef d'oeuvre. Il faisait appel à ce qu'il y avait de meilleur en moi rien que pour que je puisse l'apprécier à sa juste valeur, et déjà là, je ne me sentais pas vraiment à la hauteur." Cette phrase est une réflexion de Saul Karoo, le narrateur du livre, au sujet du film qu'un producteur très en vue d'Hollywood vient de lui confier afin qu'il en refasse complètement le montage. Et c'est exactement ce que je ressens après avoir lu Karoo de Steve Tesich. Je suis devant ce livre rare comme on n'en rencontre qu'une poignée dans sa vie. Et quand cette vie est plus proche de son terme que de son début, comme c'est le cas pour moi, on se dit qu'il faudrait un miracle pour qu'à nouveau un livre nous procure autant d'émotions que les meilleurs romans qu'on a déjà lus. Pour moi, Karoo est un vrai choc littéraire comme on n'en a que quelques uns dans sa vie et plutôt que de rédiger une critique qui ne rende pas pleinement justice à la beauté et la finesse de ce roman, j'aimerais me contenter de dire : "lisez-le, c'est magnifique !". Je vais malgré tout tenter d'en dire un peu plus.
Ce livre associe à mes yeux, ce qui est plutôt rare, une grande maîtrise de la construction et du rythme du récit à une extrême sensibilité dans la peinture des personnages et des situations dans lesquelles l'auteur les plonge. Sur ces deux aspects, on pourrait aisément comparer Tesich à un William Styron, un John Irving ou un Stefan Zweig. Troisième dimension, ce roman possède une profondeur historique et psychologique tout-à-fait impressionnante. Sont convoquées ici les mânes d'Homère, de Sophocle ou de Shakespeare (et parfois explicitement, comme avec Ulysse, les Atrides, Le Roi Lear pour ne citer que ceux-là). C'est une dimension que j'avais déjà appréciée dans quelques romans contemporains comme par exemple Middlesex de Jeffrey Eugenides ou Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Quatrième dimension, celle de la confrontation entre mensonge et vérité, entre fiction et réalité, entre vie rêvée et absurde du quotidien. Là c'est au roman Les heures de Michael Cunningham que je pense, ou encore à la labyrinthique Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski, ainsi qu'à toute l'oeuvre de Paul Auster ou celle d'Emmanuel Carrère. Enfin, last but not least, il y a la cerise sur cette superbe pièce montée, je veux parler de son humour qui est un humour à la fois métaphysique, convoquant Eros et Thanatos, et irrésistible de drôlerie - j'ai éclaté de rire à plusieurs reprises. Cette fois c'est l'esprit facétieux du Romain Gary de Chien Blanc ou de Gros-Calin ainsi que celui plus sombre de La Promesse de l'Aube et de Pseudo qui me semblent hanter ce livre.
Peut-être trouverez-vous exagérée cette énumération de références toutes plus prestigieuses les unes que les autres : l'effet ne serait-il pas alors de disqualifier ma critique et de vous détourner de cette lecture ? Ne dit-on pas : "Quand la mariée est trop belle ..." ? Alors laissez tomber tout cela, disons que je n'ai rien dit ou seulement ceci : "Karoo est un livre magnifique, lisez-le !"
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L'un des livres les plus noirs de ces dernières années. Un chef d'oeuvre.
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Ce livre m'a fait rire à plusieurs reprises, un sarcasme délirant. Et puis j'ai beaucoup aimé la fin....c'était surprenant
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