Le silence des bêtes est la double expression de leur dignité et de notre déshonneur. Nous autres, humains, faisons tant de vacarme ...
L'homme n'est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l'esprit de contradiction, se propulse hors de l'instant. L'insatisfaction est le moteur de ses actes.
"Il faut lâcher prise" concluent ceux qui ne pratiquent pas l'escalade.
L'Empereur avait réussi une entreprise de propagande exceptionnelle. Il avait imposé son rêve par le verbe. Sa vision s'était incarnée. La France, l'Empire et lui-même étaient devenus l'objet d'un désir, un fantasme. Il avait réussi à étourdir les hommes, à les enthousiasmer, puis à les associer tous à son projet : du plus modeste des conscrits au mieux né des aristocrates.
Il avait raconté quelque chose aux hommes et les hommes avaient eu envie d'entendre une fable, de la croire réalisable. Les hommes sont prêts à tout pour peu qu'on les exalte et que le conteur ait du talent.
Le froid est un fauve. Il se saisit d'un membre, le mord, ne le lâche plus et son venin peu à peu envahit l'être.
En Russie, l'art du toast a permis de s'épargner la psychanalyse. Quand on peut vider son sac en public, on n'a pas besoin de consulter un freudien mutique, allongé sur un divan.
Là venait tout de même une réflexion. Ce "rien de plus triste", je le trouvais d'une retenue terrible. Qu'aurions-nous éprouvé, nous autres, devant ces spectacles ? Comment l'aurions-nous décrite, cette plaine de Borodino, nous qui n'avions pas accepté que quatre- vingt-neuf de nos soldats donnent leur vie en dix ans de conflit afghan ? Comment faisaient ces hommes pour supporter ce qu'ils voyaient ? S'habitue-t-on vraiment au côtoiement des morts ? Etait-ce nos nerfs qui s'étaient affaiblis, en huit générations ?
...
Mais eux, les soldats de 1812, ... parvenaient le soir au terme de journées où soixante-dix mille hommes avaient été déchiquetés autour d'eux.
P. 73
La Bérézina ? Tout cela n'est pas très glorieux, commenta-t-elle.
Là, devant la rivière tombale, les mots que j'aurais dû lui jeter me vinrent aux lèvres. Mais j'avais été encore une fois victime de l'esprit d'escalier.
Vraiment, chère amie ? Pas de gloire chez les pontonniers qui acceptèrent la mort pour que passent leurs camarades ? Chez Eblé, le général aux cheveux gris, qui, sous la cannonade, traversa plusieurs fois le pont pour rendre compte à l'empereur de l'avancée du sauvetage et mourut d'épuisement quelques jours plus tard ? Pas de gloire chez Larrey, le chirurgien en chef qui fit d'innombrables allers-retours d'une rive à l'autre pour sauver son matériel opératoire, chez Bourgogne qui donna sa peau d'ours à un soldat grelottant, chez ces hommes du Génie qui jetaient des cordes aux malheureux tombés à l'eau, chez ces femmes dont Bourgogne écrit qu'elles faisaient honte à certains hommes, supportant avec courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles elles étaient assujetties ? Et chez cet Empereur qui sauva quarante mille de ses hommes et dont les Russes juraient trois jours auparavant qu'il n'avait pas une chance sur un million de leur échapper ? Qu'est-ce que la gloire pour vous, madame, sinon la conjuration de l'horreur par les hauts faits.
Au lieu de cela, j'avais bredouillé :
Oui, euh, mais tout de même.
P. 124-125
Les hommes sont prêts à tout pour peu qu'on les exalte et que le conteur ait du talent.
La vodka est autrement plus efficace que l'espérance. Et tellement moins vulgaire.