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La sonate à Kreutzer" m'a mise profondément mal à l'aise : le soupçon s'est peu à peu insinué en moi, à mesure que je progressais dans ma lecture, que Tolstoï avançait masqué et trouvait bien pratique d'énoncer ses propres idées comme étant celles d'un fou et d'un assassin. Prétexte commode que la prétendue folie de son personnage pour se mettre à l'abri de toute controverse. Non que l'homme soit peureux, il serait ridicule de l'insinuer, mais j'y vois plutôt comme une vacherie envers son épouse, une façon de couper net, de l'embrouiller, comme si c'était encore possible.
On ne sait pas où se situe l'homme-Tolstoï, (il ne saurait être loin) et on avance comme dans un marécage.
Cette oeuvre ressemble à un manifeste politique contre la concupiscence des hommes, mais surtout contre l'avancée des femmes vers un statut juridique leur permettant d'accéder à l'éducation, à la santé, à la contraception. Bref, à une vie digne et non asservie tout-à-fait, une vie qui donne envie, un peu, un tout petit peu, d'être vécue, non vouée exclusivement aux accouchements et au torchonnage (Tolstoï a un mot pour fustiger les femmes qui comme moi aspirent à autre chose qu'aux tâches serviles de pierres d'évier : "égoïsme" ; je n'en continuerai pas moins à me féliciter d'être née en une certaine époque et en une certaine contrée et à remercier mes aînées, les suffragettes, ainsi que les hommes de
ma vie qui ne m'ont pas asservie).
Pas un instant, celles-ci ne sont considérées comme des êtres humains vivant un espace mental qui leur soit propre et qui échappe au moins en partie, au statut de proie où les assigne la turpitude masculine.
Pas une fois (ou plutôt si, une seule fois, très très brève), le personnage ne parvient à se "téléporter" hors de son propre ego pour considérer celui de l'autre.
Les hommes sont des porcs, c'est un fait, nous dit Tolstoï. D'ailleurs, s'ils ne l'étaient pas, l'humanité s'éteindrait.
Il faut malgré tout, selon lui, viser l'état de chasteté comme un idéal hautement désirable, y compris dans le mariage ; une ligne d'horizon, un souverain bien toujours présent à l'esprit. Son apparence inaccessible ne doit pas nous en détourner : peut-être nous rapprocherons-nous de cet idéal au fil des générations.
D'ailleurs, nous n'avons pas à craindre d'y parvenir puisque d'une part il est peu probable que nous y parvenions jamais ; et que d'autre part, si nous y parvenions, la race humaine aurait accompli sa tâche et pourrait disparaître comme achevée dans sa perfection.
Tout cela baigne dans un mysticisme chrétien fortement teinté par la culpabilité de la chair. Et nous pouvons le comprendre de la part d'un homme qui infligea treize grossesses à sa femme et eut au moins un enfant illégitime. Je pense qu'on peut lui faire toute confiance en ce qui concerne sa connaissance approfondie de l'incontinence sexuelle masculine.
Ce qui est dommage, c'est que se soient une fois de plus les femmes qui expient la faute des hommes, et non les hommes qui essaient de s'amender par une prédation moins vile et l'apprentissage d'une meilleure perception du "visage de l'autre" : cela se nomme respect et attention. Je me sens meurtrie qu'il ait envoyé ce pavé à la face de sa valeureuse épouse qui, non seulement dut subir ses assauts répétés (on imagine mal une épouse ne pas serrer les dents au ènième coït lui faisant encourir une fois encore le risque de couches possiblement mortelles), mit au monde treize enfants, en éduqua huit sans participation excessive de son époux, lui servit de gouvernante, d'intendante, d'ambassadrice et de secrétaire particulière, tout en essuyant ses humeurs chaotiques, boudeuses, dépressives.
Sans
Sophie Tolstoï, il n'y aurait pas eu de Tolstoï.
Mais revenons au roman :
Un mari jaloux, Pozdnychev, assassine sa femme (sur une simple présomption, notons-le bien) après avoir lui-même fomenté son rapprochement avec un musicien qu'il a introduit dans sa maison, exploitant ainsi dans sa vilaine entreprise, le goût de son épouse pour la musique.
Puis, il la poignarde froidement et avec préméditation, laissant la vie sauve au probable (mais seulement supposé) amant, proie moins facile et qui d'ailleurs fuit comme un lâche.
Voici l'exemple parfait et exécrable du transfert sur autrui de sa propre culpabilité
Morale :
La bestiale débauche est partout, même dans le mariage où il pourrit les relations entre les époux. Seul peut l'absoudre l'enfantement (qui, soit dit en passant, ne fait pas grand mal à l'homme).
Entre autres méfaits l'appétit sexuel et la soif de jouissance rendent possessif et alimentent le brasier de la jalousie (on sait tous pourtant qu'on peut être jaloux d'une personne avec qui on n'a partagé aucune intimité, mais passons, la lubricité se glisserait bien encore là...) : le jaloux en vient à préférer détruire "l'objet" dont il craint la perte plutôt que de le voir à un autre.
Je mets trois étoiles car tout cela est bien écrit. On n'en attend pas moins de Tolstoï, ce serait malheureux. Mais le contenu est ... pathétique.
Entre Alceste et Philinte, Il semble que ce soit Alceste qui ait ici donné le la. Mais un Alceste encore plus aigri que celui du Misanthrope.
J'ai justement sous la main la réaction de
Sophie Tolstoï à "
la sonate à Kreutzer", intitulée "
A qui la faute ? - Réponse à
Léon Tolstoï".