La dite Préface inédite de Tolstoï est datée du 10 mai 1889 et paraîtra donc chez Bienstock, Stock éditeur en 1903, accompagnant
les Récits de Sébastopol de l'auteur. Il n'y a donc pas chronicité, et c'est bien tout l'objet.
D'abord de préface inédite, ce n'est pas la seule, puisque je procède d'une autre dans mon présentoir. Encore que celle-ci était pour un de ses livres.
Et à part, la préface à
Maupassant pour ses oeuvres complètes traduites en russe, Tolstoï n'est pas un préfacier, c'est comme si Pavarotti venait faire la première de Florent Pagny.
Pour la petite histoire, l'officier AJ Erchov qui avait fait Sébastopol demanda à Tolstoï de l'aider à publier en faisant la préface de son livre Souvenirs de Sébastopol. Une idée comme une autre pour forcer la main d'un éventuel éditeur, ce qui n'était pas gagné ! Ainsi avec la cote de Tolstoï à l'époque, c'était l'assurance que le livre se vendît.
Du livre il s'en vendit peut-être, paru en 1890 mais sans la préface de Tolstoï, au regret de tous les deux, qui n'apparut pas alors ! Il dut décliner l'offre, 34 ans étaient passés, Tolstoï était encore plus radical qu'alors, et éprouvait quelques difficultés à trouver le bon tempo ; reparler de cette guerre boucherie, immanquablement il se serait exposé à la censure et il n'avait pas envie de mettre de l'eau dans son vin. C'était presque inconciliable ! Mais la préface, son projet du moins était restée dans les papiers de Tchertkov qui alors vulgarisait à travers sa maison d'édition les textes didactiques de Tolstoï.
J'enrage rétrospectivement que Tchertkov ait pu subtiliser pareil document, il est clair qu'il profitait de Tolstoï vieillissant, au grand dam de la famille qui engagea de multiples recours pour protéger l'oeuvre de Tolstoï, gros sujet de discorde dont la légende s'est emparée ..
Paul Birukof biographe et secrétaire de Tolstoï et ami de Tchertkov récupère le document aux fins de publication. Une des raisons qui me fait douter de l'absolue sincérité de Birukof c'est bien ce sujet où il se révèle plus tolstoïen que Tolstoï. Personnellement je trouve contestable de publier ce texte, fût-il bon ou encore comme le dit Birukof intéressant pour la connaissance de l'oeuvre du grand Maître. Tolstoï n'a pas mis de dernière main à ce texte et n'a pas donné suite, le jugeant imparfait. C'est comme les fonds d'atelier d'artiste non signés.
On peut tout naturellement contester que pareil document circule entre les mains de Tchertkov et de Birukof sans que la famille ait un droit de regard. Tchertkov se fera ensuite bien voir des autorités soviétiques dans le but de publier les oeuvres complètes de l'écrivain !..
J'avoue que je ne sais plus trop où se trouve la censure, si c'est du côté de l'administration impériale ou du côté de Tchertkov. En tout cas, sûrement des deux, car il est clair que Tchertkov a usé de son autorité pour accepter ou ne pas accepter des textes de Tolstoï aux fins de vulgarisation destinée au peuple !
Tolstoï commence ainsi son texte :
" AJ Erchov m'a envoyé son livre : " Les Souvenirs de Sébastopol", et m'a demandé de le lire et d'exprimer l'opinion que me produira cette lecture.
J'ai lu ce livre et désire beaucoup exprimer l'impression que m'a produit cette lecture, car cette impression est très forte.
J'ai revécu avec l'auteur la vie que j'avais vécue trente-quatre ans avant ; et c'était ce que décrit l'auteur -l'horreur de la guerre, - et ce qu'il ne décrit presque pas : l'état d'âme que l'auteur y a éprouvé.
Un tout jeune homme, dès sa sortie de l'école militaire, tombe à Sébastopol. Quelques mois avant il était joyeux, heureux comme une jeune femme le lendemain de son mariage. Il semble qu'hier, pour la première fois, il a endossé l'uniforme d'officier que le tailleur expert a rembourré d'ouate sous l'aisselle, a élargi aux épaules pour dissimuler la poitrine juvénile, lui donner une ampleur majestueuse, hier seulement qu'il a pris cet uniforme, puis est allé chez le coiffeur faire friser et pommader ses cheveux, affermir avec un laxatif les petites moustaches à peine visibles, et en faisant résonner sur les marches son sabre retenu par un porte-épée en or, son bonnet de côté, s'est promené dans la rue. Ce n'est déjà plus lui qui se retourne pour ne pas laisser passer un officier, sans le saluer mais c'est lui que les subalternes voient de loin, alors que négligemment il touche sa visière, ou commande : "Libre"".
Hier seulement, son chef, le général, lui a parlé sérieusement comme à un égal, et une brillante carrière militaire s'est offerte à lui, absolument sûre. Il semble qu'hier seulement sa vieille bonne était émerveillée de lui, que sa mère émue pleurait de joie en l'embrassant et le caressant, et que lui se sentait heureux et gêné ; hier seulement qu'il s'était rencontré avec une charmante demoiselle, qu'ensemble ils avaient causé de futilités, et que chez tous deux, les lèvres se plissaient dans un sourire retenu ; et il savait qu'elle, et pas elle seule, mais des centaines d'autres et mille fois mieux qu'elle pouvaient et devaient l'aimer. Tout cela semblait être hier, et tout cela était non seulement mesquin et ridicule, mais aussi ambitieux ; et pourtant innocent et par suite charmant.
Et le voilà à Sébastopol ..aille là où l'on tue, où l'on mutile les hommes ...