AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Erik35


CERTAINS ESSAIENT, D'AUTRES MAGNIFIENT.

Certains écrivains, rares, brillent au firmament des lettres, des arts et de la pensée quoi que n'ayant écrit, pour aller vite, qu'une seule oeuvre majeure que l'on peut cependant résumer d'un mot : CHEF D'OeUVRE ! Ainsi en est-il de Raymond Radiguet et de le Diable au corps, d'Alain-Fournier et de son magnifique le Grand Meaulnes, Emily Brontë et son incroyable Les Hauts de Hurle-Vent, L'attrape-coeurs de J. D. Salinger, l'inquiétant Maldoror du Comte de Lautréamont (pseudonyme d'Isidore Ducasse), ou encore l'universel Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantès. Ces livres, et bien d'autres encore, resplendissent sans aucune espèce de doute au sommet de la création humaine, et ce n'est pas faire injure à leurs Prométhée que d'oser affirmer que leur réputation tient presque intégralement à ce seul, intense moment de grâce et de génie. Il en est un, parmi les lettres italiennes qui relève indubitablement de cet engeance - bien souvent malencontreuse car, dans de nombreux cas, résultante d'une mort trop précoce du créateur -, c'est à n'en point douter le prince Giuseppe Tomasi di Lampedusa, auteur posthume du célèbre (et immense) roman : le Guépard. Toutefois, comme dans nombre de matières humaines, les choses sont bien moins simples et définitives qu'il pourrait d'abord y paraître. Ainsi, Lampedusa, s'il s'en fallu de peu qu'il visse son fameux roman publié de son vivant - tandis qu'il était, pour l'essentiel, achevé - ne cessa-t-il pas pour autant d'écrire au cours de ces deux ultimes années de son existence, foudroyé par un cancer du poumon - nous sommes en 1957-59 - puisqu'il était engagé dans une série de nouvelles ainsi que la rédaction de souvenirs d'enfance, qu'il avait regroupés sous cette appellation de "i raconti" (Les histoires) et qui nous sont proposés par les éditions Points-Seuil sous le titre de "Le professeur et la sirène", le recueil posthume reprenant en français le titre de sa plus étonnante et merveilleuse, dans toutes les acceptions du mot, nouvelle.

Trois nouvelles, donc, ainsi que ces "souvenirs d'enfance", sortes de réservoir incroyable à ce qui sera le Guépard et qui nous sont proposées et savamment présentées par le traducteur et universitaire Jean-Paul Manganaro dans une nouvelle et éclairante édition.

le recueil s'ouvre sur "Les lieux de ma première enfance": un texte autobiographique associant des souvenirs à des lieux, selon un procédé que pratiqua aussi, me semble-t-il, Perec. Souvenir d'une maison urbaine aux pièces innombrables, parfois inachevées, parcourues avec le chien Tom; souvenir de la cérémonie du tocchetto lors des visites. L'autre maison d'enfance, à Santa Margherita, est atteinte au bout d'un long voyage en train puis en voiture, qui laisse la famille fourbue, couverte de poussière et assoiffée, tandis qu'elle est accueillie par la fanfare municipale. La demeure est là encore une maison de famille comportant une "chambre aux carrosses" remisant deux voitures du 18e siècle, une église et un théâtre où s'installent les troupes ambulantes.

"Les Chatons aveugles" nous replongent dans l'atmosphère du Guépard. Il s'agirait d'ailleurs du premier jet d'un projet de roman envisagé par Lampedusa, lequel ne verra, on s'en doute, jamais le jour. On y croise, sans jamais véritablement le voir, un ancien métayer, fils d'un de ceux que l'on croise dans le Guépard, que la nouvelle Sicile de l'après aggiornamento a enrichi de manière aussi incroyable qu'outrecuidante tandis que les aristocrates qu'on croise dans leur club s'essaient à comprendre comment une telle fortune a pu lui arriver si rapidement. le métayer en question est donc un homme de basse extraction dont le domaine ne cesse de s'agrandir. Âpre au gain, il mène par ailleurs une vie presque avaricieuse. Mais l'aristocratie qui a perdu son faste et son pouvoir, et en particulier le descendant du fameux prince de Salina, se plaisent, en hommes du sud, à imaginer mille scénarios transformant ce mystérieux Don Batassano en truand coupable de multiples assassinats. Plus fantastique encore, la rumeur rapporte qu'il aurait, pour impressionner le roi, fait creuser un canal, rassemblé ses bêtes et on aurait trait les vaches et les brebis toutes ensemble pour former un ruisseau de lait tiède et crémeux digne de l'âge d'or. C'est manifestement faux, mais il s'avère que les aristocrates ont besoin de se fabriquer des légendes, eux qui pressentent qu'ils n'en sont plus en ces temps nouveaux, que leur caste est même sur le point de mourir à petit feu, et dans l'indigence future plus que probable.

Enfin "Le bonheur et la loi", la plus brève des nouvelles présente dans ce recueil posthume, est proche du naturalisme vériste en vogue au XIXème siècle. Il y est question d'un rond de cuir à la situation financière précaire qui reçoit de ses collègues à Noël un panettone de 7 kilos qu'il s'agissait d'attribuer au collègue le plus méritant… S'ensuit une question d'honneur tout autant que de dignité au cours de laquelle le fameux panettone ne va, semble-t-il, pas finir dans les ventres affamés des rejetons de notre malheureux employé.

Mais c'est surtout "Le professeur et la sirène" qui retient l''attention du lecteur car, bien que presque unique en son genre, celle-ci confine au génie, à l'instar du seul roman de l'auteur. Ce long et sublime texte met en scène deux Siciliens se rencontrant inopinément à Turin en 1938. Il s'agit d'un jeune journaliste - au nom désormais connu des lecteurs de Lampedusa puisqu'il s'agit d'un ultime descendant direct des Salina - et d'un vieil helléniste de grande renommée aussi grande qu'il est un terrible misanthrope. Deux personnages que tout sépare a priori mais que la nostalgie de la Sicile réunit. Un jeune viveur, de bonne famille Corbera di Salina « le seul exemplaire survivant de la famille. tous les faites et péchés, toutes les redevances inexactes, les dettes impayées, toutes les Guéparderies, en somme étaient concentrées en moi seul » et un vieil érudit, intraitable sénateur, arrogant, misogyne. Une amitié se nouera cependant nourrie d'oursinades et de vin de Sicile, qui se verra confirmée par une confession confinant à l'impossible et au fantastique au cours d'un repas d'anthologie.

«Car Lampedusa est le digne héritier de Proust. Chez lui aussi, les objets sont les réceptacles d'une vie intérieure. Aussi doit-on lire les infinies descriptions qui émaillent ces « Souvenirs d'enfance » comme des incursions, aussi sensitives que psychanalytiques, dans un territoire mythique qui annule tout rapport rationnel au temps. La fertilité inouïe de l'imagination enchante le réel ; chez Lampedusa, un escalier ou une tâche d'humidité racontent une histoire et, plus encore, attestent d'une personnalité. Et il y a quelque chose de profondément émouvant à savoir que les textes réunis dans ce recueil n'ont pas été écrits pour être présentés au public tels quels; quelque chose qui en rend la lecture fugitive et intime. Ce prince sicilien, terrassé en trois mois par un cancer du poumon, un an seulement après avoir détaché son fulgurant « Guépard » et sans avoir eu le temps de continuer son oeuvre, avait vu depuis longtemps s'effondrer son monde.» explique Romane Lafore dans son excellente critique de ce recueil. Il faut aussi ajouter que devant la réception incroyable de son unique roman, et quel !, les amateurs tout autant que les spécialistes auront tout fait pour mieux comprendre ce prince tellement énigmatique se cachant derrière un nom célèbre, sans doute, mais ayant tellement peu dit de lui. Aussi, ces "work in progress" que représentent ces quatre textes éclairent-ils un peu, à leur manière, les intentions, la profondeur, les attachements et références littéraires d'un homme disparu presque sans mot dire.

C'est sans doute ainsi que Lampedusa est grand - Vialatte ne nous en voudra pas trop de l'emprunt détourné -, dans cet entre deux d'une vie aux dates essentielles connues, aux goûts romanesques plus ou moins éprouvés (pour preuve ces manières de leçons pour étudiant quasi unique autour de Stendhal - osons dire "son chouchou" ? -, de Shakespeare, de Byron, que les excellentes éditions Allia ont intelligemment éditées) mais aux intentions définitivement jamais totalement éclaircies. Osons le dire : c'est très certainement une excellente chose car le proustien Lampedusa devait fort probablement partager l'opinion du maître de "La Recherche" dans son Contre Sainte-Beuve. Un peu de mystère ne nuit jamais, et le bonheur du lecteur d'y participer !
Commenter  J’apprécie          373



Ont apprécié cette critique (33)voir plus




{* *}