Vendredi ou Les limbes du PacifiqueMichel Tournier (1924-2016)
… les limbes, une île, un lieu suspendu entre ciel et terre, aux confins de la vie…Speranza ou les limbes du Pacifique…
le 29 septembre 1759, en fin d'après midi, la galiote « Virginie » aborde une zone de mauvais temps dans le Pacifique Sud au large du Chili. Pris dans la tourmente, le navire s'écrase contre un récif dans l'archipel Juan Fernandez. Un seul rescapé peut gagner le rivage d'un îlot :
Robinson Crusoé. Parti d'Angleterre pour faire fortune en Amérique du Sud, Robinson se retrouve sur une île déserte que nulle carte n'avait signalée.
Sa première rencontre est celle d'un animal inoffensif et pacifique : il tue ce genre de bouc d'un coup de gourdin ; c'est le premier être vivant aperçu sur l'île et il le tue. Tout un symbole !
Robinson n'imagine pas alors rester sur cette île et il éprouve une insurmontable répugnance pour tout ce qui peut ressembler à des travaux d'installation. de plus, il ne fait aucun effort pour se nourrir mangeant à tout moment ce qui lui tombe sous la main. Plus grave, il néglige de tenir le compte des jours qui passent. Peu à peu, la peur de perdre l'esprit l'effleure de son aile et ne va plus le quitter.
Et puis revoyant chaque jour l'épave de la Virginie au loin sur le récif, il décide de se prendre en main et entreprend la construction d'une embarcation qu'il baptise « Évasion ». Il s'impose alors les règles de vie d'un homme civilisé et va tenter de domestiquer la nature sauvage de l'ile.
Méditant sur la nécessité ou non de porter des habits, il songe que la nudité est un luxe que seul l'homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s'offrir sans danger. Cependant il se résout temporairement à quitter ses hardes usées et lacérées, maculées et trouées, cependant issues de plusieurs millénaires de civilisation et imprégnées d'humanité, et offre à une lumière coruscante et au soleil ardent sa peau blanche de roux.
Un doux moment d'émotion l'étreint quand il voit venir à lui le chien du bord, le brave Tenn qui a survécu au naufrage et erré plusieurs jours avant de retrouver un humain.
Cependant au fil des jours, Robinson a de plus en plus de mal à penser à plusieurs choses à la fois, et même de passer d'un sujet de préoccupation à un autre. Et c'est ainsi qu'il réalise que tout au long de la construction de l'Évasion, il a oublié de songer à la mise à flot. Il n'est pas
Noé à qui il a songé chaque jour de la construction. le déluge n'est pas pour demain ! Découragé, il en perd la faculté de marcher et finit par ramper comme un animal.
Les jours passent et Robinson se reprend et entame un journal avec les moyens du bord : c'est son log-book dans lequel il consigne ses méditations et l'évolution de sa vie intérieure, ses souvenirs et les réflexions qu'ils lui inspirent. Il établit également un calendrier après construction d'une clepsydre. Clepsydre qu'il arrête de temps à autre selon son gré pour rester le maître du temps ! Récupérant des sacs de graines restés dans l'épave, il sème et récolte. Apprivoisant des chevrettes, il se consacre à l'élevage. En quelques années, il est passé du stade de la cueillette et de la chasse à celui de l'agriculture et de l'élevage.
La tenue de son journal va occuper largement son temps abordant de nombreux thèmes : le vice et la vertu, la solitude et la déshumanisation qui peut s'en suivre, le temps, l'argent dont il n'a plus besoin, la vénalité, le langage, la boulangerie, la connaissance par autrui et par soi-même, le désir…etc. Il en vient à douter de son existence en raison de l'absence d'autrui.
Il entreprend la construction d'une maison, l'établissement d'un Conservatoire des Poids et mesures ( !) , d'une Charte de l'ile de Speranza, nom qu'il a donné à son île déserte, d'un Code pénal. Cependant la grotte reste son refuge dans les moments difficiles : il l'assimile à sa mère sur qui il peut asseoir fictivement sa pauvre vie. Elle est aussi de ce fait un retour vers l'innocence perdue que chaque homme pleure secrètement. Elle réunit miraculeusement la paix des douces ténèbres matricielles et la paix sépulcrale, l'en deça et l'au-delà de la vie.
Et puis le doute et le désespoir l'assaillent à nouveau quand son île administrée lui apparaît comme une entreprise vaine et folle. Absurde même ! Il sent qu'il change. C'est alors qu'il se prend de passion pour une combe naturelle qu'il baptise la combe rose, un endroit où il se réfugie également et qui lui fait songer à un dos de femme. Il compare le mot combe et le mot lombes, les lombes là où se situe le centre gravité de l'animal humain, ce creux où dorment les énergies secrètes de la détente et du spasme… Et puis il découvre la souille, cette mare boueuse dans laquelle il aime se vautrer imaginant retrouver l'utérus maternel. Une régression nécessaire à son équilibre si fragile. Tout comme l'excavation au fond de la grotte où il se réfugie en position foetale pour oublier le temps après qu'il ait interrompu le cours de la clepsydre.
Robinson avait observé depuis un certain temps le débarquement sur la plage d'un groupe d'Indiens arrivés en pirogue, afin de se livrer à des sacrifices humains. Un jour, une des victimes sacrificielles expiatoires parvient à s'échapper et dans des conditions rocambolesques et hasardeuse à rejoindre Robinson. On l'a deviné, il s'agit du futur Vendredi qui va bouleverser la vie organisée de Robinson. Vendredi devient une sorte d'esclave qui obéit aux ordres de Robinson : l'homme à tout faire.
Robinson a sauvé la vie de Vendredi, lui a tout appris et même l'anglais, le bat de temps à autres pour son bien dit-il dans son journal. Mais les réactions de Vendredi restent déconcertantes et donnent du souci au maître dont l'humeur vire à l'atrabilaire. Vendredi est un être primesautier et insouciant. L'épisode de la découverte par Robinson de mandragores zébrées dans un lieu où il se rend régulièrement pour répandre sa semence pour faire croître des mandragores pures et unicolores, est savoureux. Rappelons que la mandragore est une plante dont la racine charnue simple et fourchue ressemble à un corps humain, ce qui dans la croyance populaire lui confère une valeur magique et des propriétés narcotiques et aphrodisiaques. D'après la légende la mandragore naît de la semence d'un pendu et pousse sous les gibets.
La situation allant de mal en pis avec Vendredi, avec les récoltes perdues, les provisions gaspillées, les troupeaux dispersés, les outils égarés, Robinson se pose des questions. Doit-il tout changer dans son attitude ? Il se réfugie cette fois dans la Bible qu'il a installée sur un lutrin bien en vue pour l'avoir constamment sous les yeux.
Jusqu'au jour où Vendredi surpris à fumer dans la grotte jette sa pipe dans le noir… L'explosion…L'ouvrage d'une vie et Robinson anéantis ! La clepsydre arrêtée et le temps se confondant avec l'éternité pour Robinson et Vendredi. Envie de tuer ? Mais se retrouver seul encore ! En vérité Vendredi va entrainer Robinson vers une autre vie plus épanouie en le libérant de ses racines terriennes. Peu à peu, les relations entre Robinson et Vendredi vont s'approfondir et s'humaniser tout en restant complexes.
Robinson réalise que la terre de Speranza lui a apporté dans un premier temps une solution durable et viable bien qu'imparfaite et non sans danger. La survenue de Vendredi a peu à peu miné toutes les forces de son être. Une longue et douloureuse métamorphose s'est opérée en lui, une étrange métamorphose solaire et céleste. Chaque matin est un recommencement, un délicieux recommencement qui soudain va être troublé…
Se profile à l'horizon une voile…La goélette Whitebird mouille devant la plage. Robinson apprend ainsi avec stupeur que vingt huit ans se sont écoulés depuis ce 30 septembre 1759, jour du naufrage de la Virginie ! Nous sommes en 1787, 19 décembre.
Mais la parenthèse va être rapidement close après vingt quatre heures de tumulte, le temps pour le Whitebird de faire des provisions et de l'eau. Robinson ne supporte pas la vulgarité, la violence et la cupidité des hommes d'équipage qui sont le reflet de la civilisation qu'il a perdu de vue depuis vingt huit ans.
Suite à cet intermède, ce qui paraissait être l'éternité sereine des Dioscures Robinson et Vendredi, fils de Léda alias Speranza, se désagrège : Vendredi disparaît et est remplacé par le pauvre Jaan, mousse persécuté qui s'est échappé du navire.
Un roman complexe de 300 pages de
Michel Tournier sur le thème cher à
Daniel Defoe de l'homme sans autrui sur son île et de la solitude avec ses implications intimes et psychologiques, mais avec un Robinson et un dénouement bien différents. En vérité, le héros du livre est autant l'ile de Speranza que Robinson et Vendredi. Les métamorphoses de Robinson, Vendredi et Speranza sont conjointes. Un roman littéraire comportant une forte dimension philosophique, mise en lumière dans une postface de
Gilles Deleuze. Un ouvrage rencontre du troisième type comme l'on dit très justement des exégètes avisés. Une mention spéciale pour l'élégance du style.