Cette vie de Tibère récemment parue est un excellent ouvrage, dans les limites des biographies impériales classiques, consacrées au portrait d'un seul homme, à sa politique, à sa carrière et à ses intentions. Nous ne quittons guère les palais que pour les camps militaires de Germanie, et la masse des citoyens, des provinciaux, des sujets de l'Empire, n'est guère présente. Cependant la conclusion resitue l'action de cet homme seul dans la grande et angoissante mutation de la Cité antique en un Empire démesuré, première mondialisation à laquelle les institutions romaines de la vieille République ne permettaient pas de faire face. Le déséquilibre politique, la confusion croissante entre le pouvoir et la volonté d'un seul, sont les problèmes écrasants que Tibère a dû régler. Une vie d'homme n'y suffit pas, mais justifie une biographie.
Le livre de Robert Turcan, ne "réhabilite" pas Tibère à la façon d'un éloge partisan, mais propose de ce prince maltraité par la postérité une vue nuancée. L'auteur tient une balance égale entre les indispensables Tacite et Suétone, qui ont couvert Tibère de calomnies, et Velléius Paterculus, Flavius Josèphe, Sénèque et autres auteurs plus proches, chronologiquement, de lui. C'est nécessaire, car le retrait du prince à Capri (d'où il gouverne Rome et l'empire) et sa "dissimulation", éminente vertu politique, ont donné lieu à une floraison fantasmatique délirante qui se perpétue même de nos jours, comme on peut le voir dans la belle série anglaise "I Claudius," par exemple. Un personnage public ne revendique une vie privée qu'à ses dépens, et s'expose aux fantasmes et à la calomnie (la célèbre Marie-Antoinette en est aussi un bon exemple). Une enquête historique sérieuse nous change des romans à sensation qui se font passer pour de l'histoire.
Enfin, ce livre remarquablement bien écrit, sans faute ni vulgarité de langue, et toujours fondé sur des sources explicites, propose à mon goût deux très beaux passages : le premier est le récit de l'exil du jeune Tibère à Rhodes, exil studieux, savant et raffiné dans un des centres majeurs de la culture grecque ; le second concerne la dévotion astrologique des Anciens : trop souvent l'astrologie, synonyme de superstition, nous échappe dans sa dimension de contemplation de l'univers, du destin harmonieux régi par les astres - Robert Turcan nous fait découvrir "l'extase astrologique" des Anciens, cette piété mystique désintéressée devant l'ordre universel, ce cosmos, mot grec qui veut dire "harmonie". On pense aux essais de Pierre Hadot sur la philosophie antique.
Très beau livre.
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Finalement, c'est Tacite, "le plus grand peintre de l'Antiquité" comme l'appelait Racine dans la préface de son Britannicus ou, comme disait Napoléon, un "détracteur de l'humanité", un "fanatique brillant d'esprit" selon Voltaire, qui a marqué les esprits. Etait-ce un historien ? ou plutôt un romancier, qui avait le "génie de l'imposture" ? Si c'est une imposture, le temps l'a consacrée. (...) "Ni Tacite ni Suétone n'avaient connu cet empereur", remarquait justement Voltaire, lequel n'avait pas tort de poser la question : "Croirai-je, sur le rapport d'un seul homme qui vivait longtemps après Tibère, que cet empereur presque octogénaire, qui avait toujours eu des moeurs décentes jusqu'à l'austérité, ne s'occupa dans l'île de Caprée que de débauches qui auraient fait rougir un jeune Giton ?" Il faut se défier des arguments de simple vraisemblance. Mais en l'occurrence, les variations des modes idéologiques donnent à réfléchir.
pp. 228-230
En 15, la ville de Gythion, en Laconie, voulut donner l'apothéose à Auguste en même temps que les honneurs divins à Tibère et Livie. L'empereur répondit pour décliner personnellement ces honneurs, réprouvant tout ce qui le mettait au-dessus de la condition humaine. En 19, il avait cru devoir rectifier ceux qui qualifiaient ses occupations de "sacrées" ou même de "divines" : elles n'étaient que "laborieuses", laboriosas. Mais Tibère voulut bien qu'on rendît à Auguste un hommage religieux pour "ses bienfaits envers le monde entier", ce qui correspond à l'idéologie hellénistique dont Pline l'Ancien se fait l'écho : "Dieu, c'est pour un mortel secourir un mortel".
pp. 237-238
(Tibère gouvernant depuis Capri). L'histoire de Tibère à Capri nous démontre surtout qu'on a toujours le tort de se différencier. Sourdement égalitaire, l'humanité moyenne admet plutôt mal ce qui relève peu ou prou de la "distinction", un sujet qui excite aujourd'hui les sociologues. Emerger du commun de l'espèce, c'est s'exposer aux haines et à la calomnie. Dans un tout autre contexte, Tibère nous fait penser au héros de "La peau de chagrin", que poursuivait la hargne des curistes dans un hôtel d'Aix-les-Bains, car "il échappait à la juridiction de leur médiocrité."
p. 204
Ce dénigrement indirect est fréquent dans les Annales (de Tacite). Insinuations plus ou moins sournoises, sous-entendus hypocrites, commentaires frauduleux, références indécises ou implicites à des sources douteuses, qu'on fait mine de récuser pour finir : Tacite a tout l'arsenal équivoque et pernicieux du journaliste engagé qui, sous le couvert d'une fausse objectivité, veut dominer son lectorat.
p. 156