Charles van Lerberghe, voilà bien un auteur symboliste qu'on a oublié, éclipsé qu'il a été par Verhaeren, Maeterlinck et
Rodenbach... et d'autres. L'histoire des Flaireurs, je l'avais déjà esquissée dans ma critique de L'Intruse, mais il n'est peut-être mauvais que j'en reparle ici.
Grégoire le Roy, comparse depuis l'époque du collège de Charles van Lerberghe et
Maurice Maeterlinck, avait eu l'idée d'une pièce en trois actes, L'Annonciatrice, sur l'approche de
la mort, qu'il n'écrira jamais. Mais les trois amis échangeaient beaucoup sur leurs projets respectifs, et finalement,
Grégoire le Roy a rallié à sa cause Maeterlinck et Lerberghe, qui fut le premier à publier une pièce sur le thème, en 1889. Il est donc difficile de ne pas comparer
Les Flaireurs et L'Intruse, Lerberghe ayant probablement moins peaufiné sa pièce. Et on y trouvera forcément un certain nombre de points communs, bien que traités différemment.
Les Flaireurs se déroule dans une atmosphère nocturne de huis-clos. Au-dehors, on entend l'orage. Une fille et sa mère, qu'on imagine vieille, se trouvent dans une pièce très dépouillée. La mère n'est pas visible, cachée par les rideaux du lit dans lequel elle est couchée. Et quelqu'un frappe à la porte. D'abord l'homme avec l'eau, puis l'homme avec le linge, puis l'homme avec la chose. Des personnes bien étranges, auxquelles la fille refuse d'ouvrir à chaque fois. On entend aussi des chevaux et d'autres voix venant de l'extérieur. le ton monte, les personnes derrière la porte se font menaçantes, puis commencent à enfoncer cette porte, jusqu'au finale.
Lerberghe avait donc déjà utilisé le procédé du hors-scène avant Maeterlinck, mais d'une manière différente. La menace n'est pas diffuse ; elle est d'abord franchement bizarre (mais qui sont ces hommes?), puis se fait plus intense et précise. Car la chose du troisième homme, c'est un cercueil. On ne sait pas à qui appartiennent les multiples voix du dehors, mais on comprend qu'une seule et même menace est concentrée, de plus en plus fort, dans toutes les voix et tous les bruits qui s'agglutinent derrière la porte.
Lerberghe a également utilisé dans les dialogues des répliques typiques des contes traditionnels, avec leur forme répétitive, comme "- Ma fille, qu'est-ce que ce bruit ? - Petite mère, c'est le vent.", puis plus loin "Qu'est-ce qu'il y a, ma fille ? - C'est un oiseau de nuit, petite mère.", etc. Or cette structure itérative, qui sert dans les contes à baliser le parcours initiatique d'un personnage, est prise ici à contre-pied. Ou du moins, s'il y a initiation, ce n'est pas celle d'une jeune fille qui entre dans la vie, mais celle d'une femme qui va mourir.
C'est pour cette raison que s'opposent les deux personnages : celui de la fille qui refuse ce qui vient du dehors, qui est aussi mystérieux que dangereux, et celui de la mère, qui est préparée à l'inéluctable et entend, dans le bruit des sabots de chevaux, l'arrivée d'un grand seigneur ou d'une grande dame. En cela, l'ésotérisme de Lerberghe se révèle assez différent de celui de Maeterlinck. Il est plus aisé à comprendre, et, surtout, fortement rattaché au christianisme. Mais en n'aucun cas il n'est rassurant, car là aussi, l'intrusion de
la mort laisse seul un personnage en plein désarroi, qui n'est pas à même de saisir quelles forces obscures sont à l'oeuvre, et, surtout, pour quelles raisons.
Challenge
Théâtre 2020