Vous n'avez pas besoin de mourir pour renaître.
Parce qu’elle est devenue presque sourde, bouffée de l’intérieur à force de ne rien bouffer.
"C'était il y a longtemps. Il lui a sauvé la vie. Quand on les écrit, ces mots paraissent boursouflés, mais c'est ainsi. Encore aujourd'hui, malgré ces années passées et ce goût de vivre qu'elle a retrouvé, elle dit ça quand elle en parle: il m'a sauvé la vie."
Dans le couloir elle erre un peu. Le marchand de sable a dû l'oublier, une fois de plus. Elle garde au fond de sa table de nuit une tarte à la crème, histoire de lui foutre en pleine poire, quand il osera la ramener, sa gueule d'enfariné.
Vous n'avez pas besoin de mourir pour renaître.
Lanor, l'anorexique, le squelette titubant pendu à ses basques, qui lui chuchote encore son dégoût à l'oreille et se réjouit de ses errances. Lanor qui la brûle de l'intérieur. Elle écrit par petits bouts ce cri infini jusque là resté muet. Ce cri qu'ils n'ont pas su entendre. La vacuité de sa carcasse mise à nu, tout ça pour rien.
Il est resté longtemps. Elle aurait voulu se blottir contre lui, elle aurait voulu pleurer dans ses bras. Elle l'aime d'un amour unique, elle l'aime pour cet éclat de vie qu'il a rattrapé in extremis, elle l'aime pour cette dette qu'elle aura envers lui, longtemps, toujours. Elle l'aime pour cette hésitation qu'il a parfois à la questionner, sur sa vie, ses parents. Elle l'aime pour ce qu'il comprend à demi-mot, ce qu'il entend dans le silence.
Elle mange pour sauver son corps, parce qu'elle ne veut pas mourir. Elle connait maintenant de source scientifique le seuil en dessous duquel, elle est en danger. Il suffit d'arriver jusque là et de se maintenir à ce poids, un pied dans l'assiette, un pied dans la poubelle. Le souvenir de l'ivresse est encore si proche, cette ivresse du jeûne qui l'appelle parfois.
Pour l'instant elle sent juste une chose : elle voulait leur faire mal, les blesser dans leur chair, les détruire peut-être. Son père et sa mère. Qu'ils ne s'en tirent pas comme ça. Toxiques tous les deux. Mais maintenant elle sait aussi que cela ne changera rien, qu'elle peut leur balancer en pleine gueule son corps décharné comme une insulte, et tout ce dégoût qu'elle a d'eux, elle sait que cela peut durer encore longtemps, qu'elle y laissera sa peau sans qu'ils accusent réception. C'est un bon point de départ. Une fois admise la vacuité de la démarche, on se sent déjà un peu mieux, l'amertume se dissipe peu à peu dans la bouche. L'avenir se lit alors sur une balance : quinze kilos impensables, inimaginables, quinze kilos à prendre pour pouvoir sortir de cet hôpital de quinze étages où elle a choisi de remettre le couvert. Les ascenseurs soulèvent le coeur et les escaliers l'appellent.
Sur son cahier elle a écrit je ne serai pas récidiviste, une incantation plutôt qu’une certitude. Elle voudrait y croire. De toute façon, c’est bien connu, il ne faut pas recongeler un produit décongelé.