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EAN : 9782363391766
112 pages
Finitude (06/01/2023)
3.81/5   31 notes
Résumé :
Thérèse est retenue prisonnière par le Chasseur. Elle est chargée de nourrir les animaux qu'il garde captifs avec un plaisir pervers. Un matin, la jeune fille trouve enfin le courage de s'enfuir, de quitter cette sinistre ferme où les hasards de l'Exode l'ont conduite. Elle court, court à perdre haleine à travers la forêt, et la nature se fait complice, apaise sa terreur et la protège de la noirceur des hommes.
Sauvage et ardente, elle fuit à travers la monta... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
Prodigieusement haletant ! Prodigieusement sylvestre !

« Je n'ai pas le goût du malheur et je refuse qu'il m'enseigne quoi que ce soit. Je n'ai pas besoin d'être martyrisée pour savoir que l'éternité est tangible. Mystérieuse est la lumière, et non l'obscurité ».

Immédiatement, sans crier gare, nous sommes plongés dans une course poursuite à travers une forêt de haute montagne, course éperdue d'une bête traquée fuyant le Chasseur, cet homme brutal, sordide, cruel. La jeune Thérèse, dont nous entendons le poignant monologue, a réussi à échapper à celui qui l'avait maintenue captive durant quatre longues années. Profitant du silence et de la fuite imposés par la grande Guerre en ce lieu isolé en pleine montagne, il l'a séquestrée, l'humiliant, l'affamant, l'appelant « la Souillon »…Elle court Thérèse, elle court à perdre haleine, ses pensées aussi virevoltantes que ses pas saccadés, ne sachant pas si elle a l'once d'une chance face à son tortionnaire dont l'art du pistage est stupéfiant, sachant repérer la salive d'un sanglier sur un tronc, sentir les odeurs stagnantes dans les fougères, ne se trompant jamais sur la nature de l'animal, son chemin, ses habitudes…Effrayante cette perception des proies de la part d'un prédateur dont la passion malsaine, la manie barbare, est précisément de collectionner les proies vivantes en haut de son grenier, ayant eu besoin d'une autre proie, humaine cette fois, pour s'occuper des pauvres animaux sauvages enchainés. Thérèse fut cette proie. Sa crainte maladive que l'animal meure lui a fait élaborer un dispositif dont Thérèse est devenue le centre : les animaux sauvages nécessitent une surveillance permanente. « Il traquait la beauté à sang chaud pour la soumettre ».

« Il disait qu'aucun être ne vit sans laisser de traces. Que c'est dans la lumière que sont dissimulés les secrets, que la montagne avoue tout à qui sait déchiffrer ses rébus, fouiller dans ses plis ».

Elle fuit Thérèse, la tête pleine de pensées, soliloques pour tenir bon et retrouver son frère Jean, tant aimé, avec lequel elle a toujours eu une relation fusionnelle. La guerre les a séparés, elle va le retrouver en vallée de Valchevrière après la Forêt Feuillue, le Bois Contigu, le Plateau de Lossol…parcours sacré qu'elle se répète tel un mantra. Les phrases répétées, les pensées obsédantes qui se basculent incessamment dans sa tête oppressent le lecteur qui tourne les pages avidement pour savoir si elle va réussir à atteindre sa vallée natale, à éviter le Chasseur, à éviter les allemands qui ratissent les vallées. Fanny Wallendorf entremêle avec brio la poésie et le roman noir, la beauté et l'oppression, l'onirisme et la mort.

« Voilà que les arbres s'étoffent avec démesure, je ne parviens pas à déloger le Chasseur de mon esprit, je le vois, petit et chauve, les membres courts, les dents tachés par le vin, avec son caractère éminemment grossier, comme on le dirait d'une forme sans nuances, je revois les lézards, les souris que je devais tuer pour nourrir l'effraie, comment me défaire de lui, il n'y avait aucune raison que je rencontre le mal, aucune, mais je l'ai rencontré ».

Sauvage et ardente, décidée mais aussi terrifiée, elle fuit à travers ses montagnes durant trois jours et trois nuits dans un paysage où les bêtes sont plus rassurantes que les hommes, où les animaux sauvages peuvent se faire prodigieux. Un paysage, un panorama qui lui rappelle qu'elle est enfin libre. Ce livre, lu d'une traite, est aussi une véritable leçon de vie.

« Un frisson me parcourt et de nouveau j'en suis certaine : la joie est pérenne. La joie demeure. C'est notre connaissance d'elle qui s'éteint. Nous nous lénifions, nous abjurons, trompés par l'opacité crasse de la nuit que répand celui qui déteste la lumière. Car la puissance de qui désire notre mort est sans bords elle aussi ».

Une leçon à méditer…oui, la joie est pérenne, merci à cette jeune auteure dont il s'agit du troisième roman, après « L'appel » et « Les grands chevaux », de nous le rappeler avec autant d'émotion et de poésie dans ce petit livre sylvestre. Un livre noir, certes, mais parcouru de lambeaux verts veloutés dont la beauté m'a caressée.

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La petite fille entre en résistance

Dans son troisième roman, Fanny Wallendorf raconte la fuite d'une jeune enfant dans le massif du Vercors en 1944, à la recherche de son frère. Une quête initiatique dans une nature imposante.

Commençons par le commencement, en l'occurrence par le titre un peu énigmatique de ce court roman. La narratrice nous l'explique dès les premières pages, en soulignant que pour les chasseurs, le pistage "est une tradition dans le massif depuis des siècles, née avec la légende du Prodige, un grand renard noir qui habiterait dans la montagne et que seuls quelques individus apercevraient à chaque génération. (...) Il m'a simplement expliqué que le Prodige désignait initialement l'apparition de l'animal, qui avait fini par être baptisé ainsi."
Le chasseur dont il est question ici est un homme brut de décoffrage qui a recueilli Thérèse, la narratrice, dans sa ferme au début de l'Occupation et qui la considère comme sa prisonnière. Mais comme la jeune fille l'assiste dans sa traque de toutes sortes d'animaux, il va lui délivrer ses secrets et son savoir-faire. Un "trésor" dont elle entend faire bon usage. Car elle a une promesse à honorer, retrouver son frère Jean qui a pris le maquis.
Après quatre années, elle se sent prête et s'enfuit dans la montagne. «La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon coeur logeaient là-bas. J'ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j'y suis maintenant, j'y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante.»
Sera-t-elle rattrapée par le chasseur, par les Allemands ou réussira-t-elle à retrouver son frère? C'est tout l'enjeu de la dernière partie du livre.
Fanny Wallendorf joue avec les codes du conte pour suivre ce parcours initiatique, à commencer par la rencontre entre l'homme et l'animal alors pourvu de pouvoirs surnaturels et qui devient alors une sorte de guide en ces temps troublés.
Si Thérèse doit avant tout maîtriser sa peur, ce n'est pas à l'encontre de la nature, mais bien des hommes. Alors, à l'image des milliers d'hommes cachés dans ces massifs, elle entre à son tour en résistance.
On retrouve dans ce troisième roman le «nature writing» des Grands Chevaux (2021), mais aussi cette volonté farouche qui animait le sportif de L'Appel, qui nous avait permis de découvrir Fanny Wallendorf en 2019. On y retrouve aussi cette écriture claire et directe qui n'hésite pas à aller vers le merveilleux et la poésie.

Lien : https://collectiondelivres.w..
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Je me souviens encore très bien de ma lecture du premier roman de Fanny Wallendorf, L'Appel dans lequel elle se glissait dans l'esprit et le corps d'un personnage ressemblant étrangement à Dick Fosbury. S'il est aussi question de course ici, les conditions et le contexte sont bien différents. Pas de piste d'athlétisme ni de clameurs, mais la densité sombre et sauvage d'une forêt. Pas de concentration absolue ni d'envol, mais la fuite éperdue et la peur. Néanmoins, la force des images est la même, tout comme la précision de la plume qui creuse au plus près des sensations. J'étais le Richard des records, j'ai été la Thérèse flamboyante, sauvage et courageuse portée par un formidable espoir.

Thérèse est prisonnière d'un homme qui se fait appeler le Chasseur ; par un concours de circonstances elle a été séparée de son frère lors de la débâcle de 1940 et est retenue dans un hameau isolé, obligée de s'occuper des animaux que l'homme capture. Un jour, l'opportunité de fuir se présente, elle s'élance avec en tête le nom de l'endroit où son frère et elle devaient se rejoindre. Mais quatre ans ont passé, des années de guerre et de destruction. La voici seule dans une nature parfois hostile et à la merci de rencontres dangereuses, animée d'une foi et d'un espoir qui décuplent ses forces. Elle court, se fond dans le décor, déjoue les pièges et tente de garder à l'esprit la beauté du lien qui l'unit à Jean, ce frère adoré dont elle se remémore les mots, les gestes, le regard et les promesses. Elle court et laisse la poésie l'accompagner, adoucir les heures, nourrir son souffle. Jean sera-t-il au rendez-vous ?

Impossible de ne pas être happée par la course de cette jeune fille tandis qu'autour on devine l'hostilité, la violence, les pertes et les destructions. La prose de Fanny Wallendorf est d'une puissance nimbée de poésie et d'une pointe d'onirisme, pour guider son récit dans les liens qui se tissent entre Thérèse et son environnement. Attaché aux pensées de la jeune fille, le lecteur se fond dans le décor sylvestre d'où surgissent des alliés parmi la faune. Et succombe à l'envoûtement de ce beau texte aux allures de conte, terrassé par une foule de sensations et constamment en équilibre entre deux mondes. Merveilleux.
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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1940. sur les routes de l'exode, Thérèse, la narratrice, est brutalement séparée de son frère Jean et rejoint seule une ferme totalement isolée dans le massif du Vercors où l'attend la mère Ségur. Sauf qu'elle est décédée au début de la guerre et c'est son fils, le chasseur qui l'accueille et la retiendra prisonnière pendant quatre longues années. Une interminable et insupportable captivité qui prend fin au lendemain du débarquement allié quand Thérèse, constatant l'absence de son bourreau, s'évade. Elle connait le chemin à travers bois et massifs pour retrouver son frère qui l'attend, c'est sûr, dans le petit village de Valchevrière. Elle sait que cette fuite éperdue de trois jours et trois nuits en pleine nature comporte de sérieux risques car les allemands sont encore dans le secteur et rendent coups pour coups. Son calvaire n'est pas terminé…
Dans ce long et poignant monologue, Thérèse évoque son histoire avec son geôlier et tente de retrouver un peu de sérénité dans sa relation avec une nature protectrice.
La très belle écriture de Fanny Wallendorf sublime le récit de ces soixante-douze heures de souffrances en s'accrochant à cet espoir insensé de retrouvé son frère.
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Thérèse, après avoir fui son village assailli par les Allemands, est retenue captive par le Chasseur, un homme brutal et dominateur, collectionneur d'animaux rares. Elle doit s'occuper de ces créatures séquestrées aux noms fabuleux et n'a aucun moyen de s'enfuir, tant le chasseur est un pisteur hors-pair.

Pourtant, un matin, elle décide de s'évader pour rejoindre la vallée de Valchevrière, où l'attend son frère adoré. Elle a mémorisé le chemin par coeur et en récite chaque étape comme un mantra. 

Et là, on quitte l'atmosphère poisseuse de la ferme pour la nature, tour à tour accueillante et hostile. Thérèse court, court, court, traversant forêts et sentiers escarpés, croisant mammifères et oiseaux. On vit avec elle cette course folle, on dort à la belle étoile, on entend la rumeur de la nuit et les crissements de la vie nocturne, sans oublier de jeter un coup d'oeil par-dessus l'épaule.

Mais le froid et la faim ne sont rien face à la folie des hommes en guerre. Elle croise des soldats allemands, elle est témoin de leur cruauté, mais rien ne l'arrête et cette jeune fille ardente et éprise de liberté, court toujours jusqu'à son frère.

Un texte poétique, à l'écriture précieuse, qui aurait pu commencer par «il était une fois», où la forêt a la part belle comme souvent dans les contes. le contexte historique est précisé mais ce texte a une portée universelle et nous confronte aux notions de bien et de mal, sans tomber dans le manichéisme.

J'ai été encore une fois transportée par le style de Fanny Wallendorf, que j'avais découvert avec son premier roman «l'appel». Mais la forme du conte, trop narrative à mon goût, ne me convient pas toujours.

Lumineux par l'écriture, il n'en reste pas moins sombre et tragique. Je recommande ce texte original et surprenant !
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critiques presse (1)
LeMonde
09 janvier 2023
Cheminement vers une libération physique et psychique, puissante évocation sylvestre de figures archétypales de la guerre – le nazi, le résistant, le profiteur, la victime –, Jusqu’au Prodige est un court, mais foisonnant récit.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (2) Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
À la lisière du bois, après la pancarte indiquant Les Roches Bleues, prendre le deuxième sentier à droite, s’enfoncer dans la Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, l’enjamber et continuer plein Ouest sans dévier, ne jamais dévier jusqu’au Bois Contigu – Forêt Feuillue, Bois Contigu, Plateau de Lossol, le village de Valchevrière est caché en contrebas sur le flanc nord du massif, répète Thérèse, répète, oui, je cours, je cours, je ne sais pas si le Chasseur me poursuit s’il va me rattraper en combien d’heures il peut me retrouver, c’est un grand pisteur le plus grand de la région il sent la moindre odeur de gibier, il voit à travers les arbres, il se déplace avec la rapidité d’un fauve, il dit toujours qu’aucune proie n’est tout à fait invisible, cours, peut-être te suit-il depuis les premières minutes de ta fuite dans la montagne, il sait interpréter n’importe quelle empreinte, il les enregistre les décrypte instantanément, mais en m’apprenant à pister les animaux sauvages il m’a appris à lui échapper, je suis devenue moi aussi un trophée vivant, Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, Bois Contigu, Plateau de Lossol, il ne faut pas que mes chaussures me lâchent, si mes chaussures me lâchent c’est la mort, le plateau est à trois jours d’ici si tout se passe bien, puis Valchevrière à une journée supplémentaire de marche, fichues fougères qui s’enroulent à mes jambes, cours ne te retourne pas, les premières heures sont déterminantes, cours, de quel côté est le soleil je n’avais pas prévu que les frondaisons seraient si sombres en plein mois de juillet, je suis sûre qu’il va me retrouver, que me fera-t-il, et si je rencontre des soldats allemands, que dois-je faire si je rencontre des soldats allemands, on dit qu’ils sont partout dans la montagne, dans le Bois Contigu les conifères laisseront mieux filtrer la lumière, dépêche-toi, cette forêt est celle qu’il connaît le mieux, il s’y repère les yeux fermés, de jour, de nuit, cours Thérèse, si tout va bien j’atteindrai le Bois Contigu en deux jours, il m’y a emmenée quelques fois pister les sangliers, il faudra une journée pour le traverser si je ne m’égare pas si je suis le soleil pourvu que le soleil soit visible, pourvu que mes chaussures ne me lâchent pas, cours ne te retourne pas. A-t-il remarqué que je m’étais enfuie de la ferme, forêt de feuillus, bois de conifères en direction du nord-ouest, au troisième lacet gagner les alpages, traverser le plateau de Lossol à découvert jusqu’au Crêt, ne surtout pas prendre par le Col de Bure, tu entends Thérèse, oui Jean, j’entends, il y a un point d’eau là-bas, ensuite prends le chemin qui suit le bord de la falaise, et longe la crête à distance jusqu’à Valchevrière. Le vide est conséquent à cet endroit, éloigne-toi du bord, Forêt Feuillue, Bois Contigu, plateau de Lossol, Valchevrière. Il y aura plusieurs chalets d’alpage sur ta route, ne te trompe pas. C’est une montagne à vaches, elle ne présente aucune difficulté d’ascension. Tu te souviendras, Thérèse : à la fin de la guerre, dès que tu peux, rejoins-moi à Valchevrière. Oui, pour l’heure cours et tant pis pour l’épuisement, attention à ne pas revenir sur tes pas par mégarde, attention aux bêtes qui pourraient surgir des fourrés, aux soldats qui errent dans la montagne, que dois-je faire si je tombe sur un Allemand, il n’est plus temps d’y penser prends plein nord jusqu’au ruisseau. Les animaux sauvages je les connais, j’ai appris des années durant à les connaître, accélère, cent fois j’ai reconstitué l’itinéraire de ma fuite je l’ai affiné à chaque sortie de pistage des animaux avec le Chasseur, il m’a appris ses techniques de repérage dans la montagne et j’ai répété répété jour et nuit l’itinéraire pour le moment où je pourrai te rejoindre, cours Thérèse, mon Dieu la peur qui glace mon corps qui le rend tout raide le ralentit, atteindrai-je vivante l’autre versant, te rejoindrai-je enfin après tout ce temps, je cours, Jean, je cours

je cours au milieu des carrioles des voitures à bras, je cours je frôle de gros chevaux de trait, je joue des coudes parmi tous ces gens exténués blêmes ces enfants hurlant ces cages bourrées de lapins et de poules, je peux sentir ta main dans la mienne alors que tu ne me touches pas que tu presses le pas derrière moi dans la cohue, tu te souviens des trois petits Dorval accrochés au manteau de leur mère, cette grappe de visages inquiets chahutés dans la bousculade, je n’arrive pas à les oublier, et les filles du docteur attachées par les poignets pour ne pas se perdre, tu te rappelles le regard triste qu’on a échangé toi et moi en les voyant – le dernier regard, Jean, car à ce moment-là tu as vu le fils Solat se faire arrêter à cause du vélo qu’il avait volé devant l’usine pour quitter la ville avant l’arrivée des Allemands. Tu as fait demi-tour pour aller lui porter secours, j’ai crié non et la panique était telle autour de moi qu’en une seconde tu avais disparu. Les charrettes étaient pleines jusqu’à la gueule, de couvertures de meubles, des vieilles basculées dans des landaus pleuraient en silence, des enfants serraient convulsivement des chiens dans leurs bras, on n’y voyait rien, je n’ai pas bougé, me protégeant comme je pouvais dans ce chaos en attendant que tu reviennes, puis je me suis décidée à fendre la foule à contre-courant, dans la direction où tu avais disparu. Les gens par flots s’entassaient contre les murs des maisons, certains hurlaient pour retrouver les leurs ou pour protéger leurs affaires, partout ça appelait, et moi aussi je me suis mise à t’appeler, puis il y a eu un mouvement de panique parce qu’on a cru entendre un grondement dans le ciel, et j’ai été emportée malgré moi. Je me suis dit qu’on se retrouverait à la gare de la ville voisine, et j’ai rejoint un cortège de villageois mêlés à un groupe de fantassins. Personne ne s’adressait la parole, et si par hasard on croisait le regard de quelqu’un, son visage s’imprégnait d’une agressivité sinistre. Au bout d’une heure de marche, nous avons suivi la route d’un paysan qui menait son troupeau de vaches ; comme il nous ralentissait, la tension est devenue palpable et j’ai eu peur que ça tourne mal. La présence des soldats n’apaisait absolument rien.
Dans la gare bondée, aucune trace de toi. Les larmes me brûlaient les yeux, tout le monde se battait pour monter dans les wagons, et moi j’avais envie de crier. Une religieuse est venue me parler, je lui ai dit que j’avais perdu mon frère dans la panique, et lorsqu’elle m’a demandé où était ma mère, je crois qu’elle a deviné à mon regard qu’elle était morte depuis longtemps. Elle m’a aidée à me frayer un chemin au milieu des dizaines de landaus qui encombraient le hall et j’ai attendu toute la nuit assise sur mon paquetage de pouvoir prendre un train. Je suis montée dans un wagon à bestiaux tôt le matin et je me suis rendue seule à la ferme de la Mère Ségur, comme c’était prévu, pour y rester le temps que la guerre finisse, même si je détestais l’idée qu’on se sépare. De ton côté tu as dû rejoindre Valchevrière, chez les bergers qui t’embauchaient chaque été. Le massif du Vercors est une forteresse, disais-tu. Quand je suis arrivée à la ferme, seul le Chasseur vivait là : la Mère Ségur était morte au début de la guerre, apparemment au moment où Papa a été appelé sous les drapeaux.

J’ai un point de côté, je ralentis, d’où vient cette odeur de viande carbonisée en pleine forêt ? Aucun coin ne me semble sûr pour m’arrêter mais j’ai trop mal quand je respire et je suis fatiguée. J’ai apporté quelques rutabagas et des pommes de terre qui pèsent un peu lourd dans mon sac, je m’arrête ici, je dépose mon paquetage entre deux alisiers et j’écoute la rumeur confuse de la montagne. Ma respiration se calme, les sons s’harmonisent et redeviennent audibles. Il est bon de faire une pause. Je sors un morceau de pain rassis que j’ai volé dans le grenier avant de partir ; je n’ai pas faim et ne comprends pas l’émotion qui me survolte, je ne sais pas si c’est de la terreur ou de l’excitation, je sursaute sans cesse, je me retourne, j’ai peur de voir surgir le Chasseur. Sa brutalité est sordide, sa cruauté froide. Quand je suis endormie, il aime entrer dans ma chambre pour me faire peur. Il sort ensuite par la fenêtre pour aller se promener dans la nuit, ou pour grimper au peuplier qui jouxte la grange. Il ne fraie avec personne et a une passion secrète, une passion qui le rend fou : il collectionne les animaux rares, qu’il capture vivants et retient prisonniers au grenier. C’est pour ça qu’il a fini par me séquestrer à la ferme, parce que ses trophées ont cessé de dépérir dès l’instant où je me suis occupée d’eux.
La mort d’un trophée lui est insupportable, il doit le remplacer au plus vite. Sa perte la plus cruelle a été celle d’un grand-duc auquel il tenait beaucoup, et dont j’ignore comment il a pu l’attraper. C’est après sa mort qu’il a capturé le Fauve, grâce à de longues semaines de pistage. Je n’ai jamais vu une créature pareille et il m’a longtemps été impossible de le regarder en face. Ce chat forestier aux yeux jaunes, anormalement grand et massif, arbore une encolure épaisse comme une crinière. Ses oreilles de lynx et son front noir achèvent de le rendre effrayant. Je ne me suis jamais habituée à son apparence. Pour être sûr qu’il ne se sauve pas, le Chasseur a confectionné un licol avec une chaîne à bœuf qu’il a fixée dans le mur, et le Fauve n’est jamais détaché à l’intérieur de sa cage. Le soir, après le repas, il se déchausse et monte au grenier sur la pointe des pieds, et il s’adresse au chat avec une voix suraiguë, avant de se répandre en simagrées révérencieuses. Son amour dérangé pour cet animal a enfanté un délire duquel, très vite, il n’a plus été possible de m’échapper. Sa crainte maladive que l’animal meure lui a fait élaborer un dispositif dont je suis devenue l’élément central : le Fauve nécessitait, selon lui, une surveillance permanente ; il m’a donc très vite interdit de s
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C'était il y a quatre ans. La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon cœur logeaient là-bas. J'ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j'y suis maintenant, j'y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante. p. 27
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Vidéo de Fanny Wallendorf
Découvrez l'émission intégrale ici : https://www.web-tv-culture.com/emission/fanny-wallendorf-jusqu-au-prodige-53573.html Du plus loin qu'elle s'en souvienne, Fanny Wallendorf a toujours eu le goût de l'écriture. Dès 7 ans, elle garde en mémoire les courts textes qu'elle produisait. Mais c'est bien par la lecture qu'elle prend le chemin de ce qui fera d'elle une romancière. Fascinée par l'écriture et le personnage du poète et écrivain américian Neal Cassady, compagnon de route de Jack Kerouac, elle traduit ses correspondances et frappe à la porte des éditions Finitude qui s'enthousiasment pour son projet. Nous sommes en 2014. Dès lors, Fanny Wallendord traduit pour cette maison plusieurs textes de Raymond Carver et Phillip Quinn Morris. Mais Fanny Wallendorf n'oublie pas la gamine qu'elle a été et les propres histoires qu'elle a envie de raconter. Elle concrétise son rêve en 2019 avec « L'appel » puis en 2021 avec « Les grands chevaux » qui révèlent une écriture sensible, poétique mais rigoureuse et exigeante. Janvier 2023, voilà le 3ème titre de Fanny Wallendorf, « Jusqu'au prodige ». Nous sommes dans les années 40, la guerre n'est pas finie mais la Résistance est en marche. Thérèse a dû fuir, la mère est morte, le père est au combat, son frère, Jean, a été d'elle. La jeune Thérèse devait trouver refuge dans une ferme du Vercors mais la femme qui devait l'accueillir étant morte, c'est le fils de la ferme qui l'a reçue et en a fait son objet, l'a enfermée. Il est le chasseur. Quatre ans plus tard, au hasard d'une inattention de son geôlier, la jeune fille parvient à s'échapper. Mais là voilà seule dans l'immensité de la forêt, sans savoir où aller, cherchant à échapper aux menaces réelles ou fantasmées. Seule le souvenir de ses proches permet à Thérèse de garder l'espoir et d'envisager un avenir en retrouvant son frère Jean. Trois jours, trois nuits dans cette forêt. le doute, la peur, l'incertitude, le désespoir… jusqu'au prodige. Le texte est écrit à la première personne du singulier, c'est bien Thérèse qui nous parle et nous entraine dans cette aventure, ce chemin parsemé de ronces qui mène vers l'âge adulte. Le roman de Fanny Wallendorf est une réussite tant par l'originalité du sujet, la construction de l'histoire et la qualité de l'écriture, belle et sensible, presqu'onirique, qui rappelle que le moindre soupçon d'espoir peut aider à se relever de toutes les épreuves. « Jusqu'au prodige » de Fanny Wallendorf est publié aux éditions Finitude.
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