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EAN : 9782072858208
144 pages
Gallimard (04/06/2020)
3.82/5   284 notes
Résumé :
" Cela dure un instant ou de longues minutes, je ne saurais le dire. Le regard d'Igor abolit mon être. Partout dans mon corps mille particules soulèvent mes membres, et c'est à la fois de la peur et de la glace, du miel et de la lavande. "

Alors qu'elle vient d'enterrer sa grand-mère, une jeune fille rencontre Igor. Cet être sauvage et magnétique, presque animal, livre du poisson séché à de vieilles femmes isolées dans la montagne, ultimes témoins d'... >Voir plus
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Un long enseignement d'abandon…

C'est un bien beau premier roman que nous offre Laurine Roux, un conte fantastique empreint de poésie et de noirceur, à la margelle du rêve, à la lisière du chamanisme, à la bordure de l'animalité, à mi-chemin entre les plus terribles bassesses humaines et les plus grandes sagesses ancestrales, où s'entrelacent la mort et l'amour.
Un récit tel que nous lèguent les peuples premiers, à l'intérieur duquel des histoires orales sont également racontées, matriochka de contes entremêlés qui s'emboitent faisant la lumière sur les personnages.
Un conte dont l'esprit rôde dans les terres mystérieuses du Grand Passage, celui qui mène vers l'au-delà et dans lequel les esprits transmettent leurs messages à celles et ceux qui savent entendre.
Une histoire qui permet d'accepter tout simplement le cycle de la vie car nous ne sommes que de passage, éphémères, acceptation sereine accueillie dans « une immense sensation de calme ». Une ode à l'impermanence où notre existence « n'a pas plus d'importance que le nuage ou la bécasse. Pas moins non plus. Il y uniquement la densité de chaque instant ».

« L'instant s'échappe vers un autre, insaisissable. En chute permanente, ou plutôt en grande glissade, car le temps n'est qu'une succession d'effondrements à l'infini ».

Nous sommes probablement en Russie, j'imagine très bien ce récit en Sibérie, sur une terre glacée, montagneuse, où coule la Taïga. Alors qu'elle vient d'enterrer sa grand-mère, sa chère Baba qui l'a élevée, ses parents étant morts alors qu'elle était enfant, une jeune femme rencontre Igor, être sauvage et magnétique, presque animal, qui livre du poisson séché à de vieilles femmes isolées dans la montagne. Ces vieilles femmes sont les ultimes témoins d'une guerre qui, cinquante plus tôt, ne laissa aucun homme debout, hormis les « Invisibles », parias d'un monde que traversent les plus curieuses légendes. Sans un mot, rien que par les regards et l'attitude, dans un calme absolu, les deux jeunes gens vont s'unir et former immédiatement un couple, le couple.
L'amour absolu que se vouent la jeune femme et Igor se passe de mots, silence et gestes quotidiens fondent leur union. Voici la jeune femme à suivre désormais Igor, nomadisme qui va lui permettre de côtoyer ces vieilles femmes, ces « invisibles » et d'en apprendre un peu plus sur son envoutant compagnon.


La nature, somptueusement décrite, est souveraine, elle seule poursuit sa mécanique implacable alors que les êtres passent, que les cycles sont incessants. La plume de Laurine Roux est somptueuse jusqu'à l'ivresse, jusqu'à une forme de joie et d'abandon, elle arrive à nous transmettre la nécessité de regarder, de ressentir, de capter toute l'intensité des instants de vie, aussi courts soient-ils…

« L'immensité du ciel. La trainée laiteuse d'un nuage juvénile. La fulgurance des trouées de lumière à travers les frondaisons. Un bourdon volette au-dessus de ma tête, peine d'une grâce pataude. Tout entre dans mes poumons. Je lampe l'air à grandes goulées, et ma langue reconnait dans ce baiser un goût de terre et de ciel. Vert et bleu. La couleur des baisers d'Igor ».

« Et puis il y a ce ruban de sable, petits grains insignifiants qui crépitent au passage des vagues, millions de minuscules témoins du travail immémorial de l'eau sur la pierre, de ses coups de langue insistants qui érodent petit à petit la forteresse, la réduisant en poudre à force de constance et d'opiniâtreté, la plage couchée en signe de soumission ».

Une plume magnifique, de celle qui illumine le coeur, mais aussi très singulière, métaphorique, narrant une histoire à l'allure de fable dans laquelle s'entremêlent les oppositions, dure réalité et légendes, amour et mort, sagesse et vulgarité, pragmatisme et chamanisme. Et qui nous offre une grande leçon de vie, celle de ne pas avoir peur de la mort…

« Nous sommes tous de passage. Simplement de passage ».

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Aux confins de cette région glacée, les rares habitants survivent en s'adaptant à leur sévère environnement. Condamnée à l'errance après la mort de sa grand-mère, la narratrice est recueillie par une famille de pêcheurs et épouse Igor, une force de la nature qui subsiste en colportant des vivres chez les vieilles femmes isolées. Commence alors pour le couple une existence nomade, soumise aux rudesses d'hivers sibériens et aux dangers de fièvres terrassantes, imprégnée d'étranges légendes sur un passé apocalyptique, et menant à la paisible acceptation des inévitables cycles de vie et de mort.


Laurine Roux nous offre un joli conte, où quelques hommes issus d'une Histoire presque oubliée, guerrière et destructrice, qui a fait d'eux des parias isolés dans une nature aussi splendide qu'inhospitalière, reviennent aux valeurs essentielles pour s'accorder à leur environnement et à leur destin de mortels. Laissant une large place à leur cadre de vie, où les beautés et les miracles de la nature n'ont d'équivalents que sa puissance et sa sauvagerie, le récit fait combattre le lecteur aux côtés de personnages en lutte pour leur survie, avant de le faire s'abandonner à leur inéluctable retour au tout originel.


De ce roman-fable aussi tendre que cruel émerge une délicate et poétique esthétique. L'on est tenté d'y voir transparaître le souvenir d'anciens modes de vie, de ces peuples nomades du Grand Nord, en osmose avec leur rude environnement, porteur d'une sagesse ancestrale et d'un savoir chamanique quant à leur bref, souvent éprouvant, mais si magique passage sur terre.

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En refermant ce roman de Laurine Roux : Une immense sensation de calme, je me suis dit que son titre était un beau trompe-l'oeil.
L'histoire que nous conte l'auteure n'est en effet pas de tout repos, tant elle nous ballotte dans des mondes dépaysants, souvent aux confins de la réalité et de l'imaginaire, le tout écrit avec une subtilité narrative qui nous conduit à suivre presque que malgré nous ce fil d'Ariane qu'elle tisse depuis le début du roman.
Un ancrage plutôt réaliste, avec l'évocation de la taïga, des samovars, des tempêtes de neige, des babas qui fument la pipe au coin du feu, nous fait bien sûr penser à ces contrées lointaines de la Russie où la nature hostile règne en maîtresse et plie les hommes qui y vivent à ses dures lois. C'est dans ce monde qu'évolue la narratrice au début du roman. Recueillie par un couple de pêcheurs, alors qu'elle allait mourir de froid, elle évoque ce monde rude et fruste avec maints détails réalises qui nous font partager au plus près la vie de ces hommes et de ces femmes aux moeurs très rudes. Dépaysement garanti !
Sa rencontre avec Igor va être un des points de bascule du récit. Nous entrons alors dans une autre dimension, celle qui nous entraîne du réalisme vers la légende et parfois le conte. D'abord via le personnage d'Igor, sorte de force tellurique qui ne fait qu'un avec le monde environnant. Et l'amour qui naît entre la narratrice et ce dernier va prendre une dimension cosmique qui défie la réalité la plus triviale !
Dès lors la légende ne cesse d'infuser tout le récit par la voix de deux femmes qui sont de merveilleuses conteuses. Baba est la première : grand-mère de la narratrice, c'est elle qui se fait la passeuse vers un récit familial un peu mythifié dont elle est la détentrice. Grisha est la seconde : guérisseuse et chamane, c'est elle qui détient les secrets qui relient tous les personnages du roman ou presque au monde du surnaturel. Ces deux "babas" nous entraîne dans un monde où la guerre, la violence et la haine, évoquées de façon à la fois très métaphorique et réaliste côtoient le merveilleux dans sa forme la plus pure : dialogues avec les morts grâce aux transes chamaniques, humains devenus des sortes d'entités maléfiques ou bienveillantes.
Tout l'art de Laurine Roux vient du fait qu'elle nous prend par la main et nous emmène sans que l'on s'en rende compte aux frontières du surnaturel où passé et réalité présente se mêlent, se confondent et resurgissent dans de beaux récits poétiques comme celui qui nous conte
l'histoire de Kolia Ivamenka devenue "femme-poisson" dans l'imaginaire collectif.
Un roman qui n'est pas non plus sans quelques maladresses, vite oubliées si l'on accepte de voir le monde sous un autre angle... On comprend beaucoup mieux alors l'ambiguïté du titre...
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Terre immaculée, hostile, âpre, sublime et souveraine. Êtres durcis et racornis par une vie de solitude et la nécessité d'arracher leur survie à une terre gelée. Nature qui dicte ses lois et ne donne qu'aux plus braves. Vivre... coûte que coûte, quel qu'en soit le prix physique, quel que soit l'épuisement des corps. Vivre au prix d'une jambe nécrosée que l'on ampute à vif. Une immense sensation de calme... est pour moi le creuset de nombreuses violences : celle de la passion amoureuse qui abolit l'être, l'ivresse de la fusion, les nerfs aussi tendus qu'une corde de balalaika. Celle du rejet des Invisibles, de la faim, de la perte, de la guerre et de ses oiseaux de feu, de l'indifférence à l'égard de certaines communautés, de la mort qui rôde à chaque pas.
Une plume singulière, métaphorique, qui cogne comme le sang dans les tempes. Un roman où se mêlent réel et légendes, corps et esprits, pragmatisme et magie. Un épilogue déroutant. Une lecture riche et complexe.
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«Le jeu des feuilles a traversé l'oubli»
Dans un premier roman qui sonde les âmes dans une nature hostile, Laurine Roux nous livre un superbe conte où la brutalité et l'instinct de survie se mêlent à la poésie et aux légendes.

Pour cette chronique, je souhaite commencer par rendre hommage à un auteur que je n'ai pas lu, mais qui est à l'origine d'une très belle initiative, le blog intitulé le Off des auteurs et qui s'attache à demander aux auteurs en tous genres de raconter la genèse de leur livre. Cédric Porte a ainsi demandé à Laurine Roux de se prêter à l'exercice. Elle nous apprend ainsi que des amis de Sofia l'ont entraînée dans une équipée vers la Mer Noire, plus précisément à Irakli Beach. « On dort dans les bois, passe la journée sur la plage. le temps ralentit, à l'image des pas dans le sable. Petit à petit, un état d'abandon me gagne. Une perméabilité aux éléments, jusqu'à ce bain de minuit au milieu du plancton luminescent. le ciel se confond à la mer, le pelagos aux étoiles, et la nudité du corps dans cette immensité brute, magique et primordiale fait de ce moment une épiphanie. le lendemain, l'instant continue d'irradier. Kyro, l'un des amis, reste longtemps face à la mer. Ses cheveux forment des figures géométriques variables avec le vent. Il semble s'effacer. Rentrée en France, cette image ne me quitte pas. Elle contient une puissance et un hors-champ dont je ne sais que faire. Je perçois qu'il est question de porosité entre la vie et la mort, l'homme et la nature, mais surtout que cette silhouette augure la possibilité d'une disparition sereine. J'écris une trentaine de pages, uniquement descriptives. Petit à petit, les contours de Kyro s'estompent. Un personnage prend chair, un espace s'ouvre. Igor et la taïga. »
Et effectivement ce qui frappe d'abord en lisant ce livre, c'est que la nature y joue les premiers rôles, personnage à part entière comme dans les livres de nature writing, comme disent les américains. Ici la nature est rude, le climat difficile, les éléments hostiles. Mais en même temps, c'est cette même nature qui livre les clés pour survivre et qui sert de grand ordonnateur. C'est ainsi qu'à la sortie de la saison froide la chasse et la pêche reprennent leurs droits. Quand la narratrice – dont on ne saura pas le nom – va relever ses nasses, elle croise un Igor. « Il répond à des instincts. de même qu'on ne demande pas à un renard pourquoi il creuse un terrier, on ne peut exiger d'Igor qu'il explique pourquoi courir dans cette direction plutôt qu'une autre. Il en est incapable. C'est un animal. J'aurais pu le deviner dès ce premier jour. » Presque sans échanger un mot, elle va le suivre comme une évidence. Jusqu'à l'Invisible, jusqu'à l'hiver. Jusqu'à cette nuit où il part dans l'obscurité avec son ami Tochko. « Lors de cette nuit, je découvre l'importance du renoncement. Je comprends qu'il faudra oublier l'inquiétude et les explications. Les minutes qui passeront seront mes compagnes. Les heures et les jours, des frères d'attente. Je les remplirai de jeux en attendant son retour. Car à chaque fois il reviendra. À cela non plus il n'y aura pas d'explication. Alors je me rendors dans la vapeur d'os et de viande. »
Alors que le froid commence à percer les vêtements, on va découvrir petit à petit le passé de ce petit groupe de personnes, comprendre qu'une guerre a laissé des traces indélébiles depuis un demi-siècle, que ceux qui vivent là sont des survivants qui ne peuvent que se rattacher à la nature et aux légendes. Ces histoires qui parsèment le récit et lui confère une dimension aussi poétique que mystique : « Chaque deuxième lune de l'automne, au moment où les arbres décharnés tapissaient le sol de feuilles orange et rouges, elle allumait un feu dans la cheminée, posait le pot de sel à ses pieds et se mettait à chanter. Elle s'adressait aux esprits du Grand-Sommeil et leur demandait de venir écouter ce qu'elle avait à leur dire. Elle chantait jusqu'à ce qu'ils arrivent. Alors elle s'arrêtait et fermait ses paupières, sa voix devenait profonde et basse. Elle leur demandait de prendre soin d'Ama qui avait disparu trop tôt; de lui apporter un peu de joie car elle n'en avait pas suffisamment eu; ensuite, elle chargeait les esprits de lui transmettre de nos nouvelles. Quand elle était sûre qu'ils écoutaient, elle racontait l'année qui venait de s'écouler. le travail de la terre, les récoltes, les maladies. Puis elle rassurait Ama à mon sujet, se réjouissait que je devienne une robuste et honnête jeune fille. Elle n'oubliait jamais de rapporter les naissances, les morts et les mariages. Cela durait jusque tard dans la nuit. Baba ne voulait omettre aucun détail. Enfin, quand elle estimait que c'était assez, elle prenait une poignée de sel et la jetait dans le feu. Si les grains devenaient étincelles, les esprits acceptaient de transmettre le message. Elle en jetait encore une. Chaque grain contenait l'un des mots qu'elle avait prononcés. Ainsi, les messagers pouvaient les faire passer dans le monde du Grand-Sommeil. de minuscules langues de lumière crépitaient dans la nuit avant de se volatiliser dans l'au-delà. Lorsqu'elle avait fini, elle me faisait venir à côté d'elle et me caressait la tête. Il me semblait que sa paume, constellée de résidus de sel, contenait toute la voûte céleste. J'étais dedans et dehors à la fois. »
Avec une plume ciselée dans le bois et le sang, dans la neige et la cendre, Laurine Roux va nous offrir le passé des personnages nés dans un monde cruel, celui d'Igor mais aussi celui de la narratrice et de ses parents. Et comme tout ce beau roman est construit sur les contradictions, les antagonismes, on ne sera pas étonné de voir la nature qui ne pardonne rien offrir de quoi guérir les maux. Ni de constater que dans un univers aussi oppressant des valeurs telles que la transmission et la solidarité vont aussi trouver leur place. Parce que le désespoir n'est jamais sûr…
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Citations et extraits (78) Voir plus Ajouter une citation
Quand les ours en peluche n’étaient pas manchots, il leur manquait une patte. En fouillant, on pouvait trouver des membres de marionnette arrachés, une tête dévissée, des roues sans carrosse. Le placard avait l’allure d’un cimetière de jouets. Grisha y serait en sécurité. Elle s’endormit profondément après s’être aménagé une couche au milieu des vieilles peluches éventrées. Quelqu’un finit par lui tirer la manche pour la réveiller. C’était le petit Youri, pas plus haut que trois pommes.
Un Va-au-Diable. Toujours avec son filet de morve qui lui pendait au nez. Ni la présence de Grisha dans le placard, pas plus que son ventre rond ne retinrent son attention. Il voulait seulement attraper la carriole en bois sur laquelle Grisha avait posé son bras. Elle lui caressa la tête et lui tendit l’objet. Avant de le lui remettre, elle posa son index sur sa bouche. Aucun adulte ne devait savoir qu’elle était là. Ce serait leur secret.
C’est ainsi que Grisha passa les derniers mois de sa grossesse enfermée dans l’armoire à jeux de l’orphelinat. La nouvelle circula vite parmi les enfants qui s’organisèrent pour lui apporter régulièrement à boire et à manger. Tromper l’attention des surveillants devint un véritable défi. Les plus grands profitaient des jours où les assiettes étaient bien remplies pour glisser de la nourriture dans leurs poches. Un bout de pain, un morceau de viande. Les portions n’étaient pas copieuses mais suffisaient. Ils chargeaient ensuite les petits de faire semblant d’aller chercher un jouet pour apporter le tout à Grisha. Le placard devint son nid, les orphelins sa famille. Jamais les gouvernantes ne soupçonnèrent quoi que ce soit. La nuit, elle sortait se dégourdir les jambes.
Un matin du neuvième mois, Grisha ressentit de violentes douleurs. Un liquide transparent s’écoula entre ses jambes. Elle tenta autant que possible de ne pas crier mais les contractions étaient si fortes qu’elle ne put se retenir. Un hurlement parvint aux oreilles des gouvernantes. Elles accoururent, suivies par les enfants. Grisha était allongée dans le placard, les jambes écartées, le lit de peluches barbouillé de sang. Quand les gouvernantes la reconnurent, une violente dispute éclata. Qu’allait-on faire? L’aider à accoucher ? Ne rien dire à la famille? Non, c’était trop risqué. On devait la chasser au plus vite! Un cri coupa court aux débats, lacérant l’air et les tympans. Grisha sentit sa chair se déchirer, un poids tomber de son ventre. Le bébé était né. Elle le prit dans ses bras, à moitié consciente. Voyant cela, les petits, Miraculés et Va-au-Diable, se mirent à applaudir mais Grisha ne les entendit pas. Un son strident, venu de loin, couvrit leurs acclamations. Elle avait beau se boucher les oreilles, le sifflement s’amplifiait. On courut aux fenêtres. Des oiseaux de feu traversaient le ciel. On n’avait jamais vu de bombardiers dans la région. Les gouvernantes oublièrent Grisha, les orphelins et tout le reste. Il fallait rentrer chez soi au plus vite, sauver les siens. (p. 106-107)
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Je regardais Baba dans son lit. Son visage reposait sur l’oreiller blanc et diffusait une douce beauté. Je la retrouvais vivante dans chacun des plis. Là, au bord de sa bouche, les sourires et, dans l’arrondi plus marqué, les éclats de rire ; le trait profond qui traversait son front concentrait les inquiétudes ; les rides en aigrettes autour des yeux, les efforts. Et l’ourlet sur son menton venait de la moue qu’elle faisait quand je la contrariais. J’ai caressé ses traits figés sur sa peau froide. Il me semblait que je devais le faire. Une caresse pour une vie. Mes doigts parcouraient son visage et je pouvais sentir tout ce qu’elle avait été. Avec ma main, je lui disais Je prends. Elle me donnait sa droiture et sa fatigue, je lui disais Je prends. Son passé et ses blessures, je lui disais Je prends. Elle me donnait sa beauté et les rares joies arrachées à la vie. Je prenais. Son courage et sa vertu. Je prenais tout. C’était tout ce qui me restait. Longtemps ce serait mes seuls bagages.
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Il y a des gens qui sont bâtis pour exister toujours, leur corps éblouissant érigé pour résister aux assauts du temps, de la maladie et de la mort. Des anatomies de soleil et d’éclat. Igor était de ceux-là. Pavel, en revanche, semblait abriter en son sein chaque jour un peu plus sa propre fin. Et l’on voyait dans sa démarche légèrement accablée le commerce de plus en plus intime qu’il avait noué avec la mort. Ce n’était pas de la résignation mais un signe de familiarité. Une sorte de lente préparation. Comme on dit d’un fruit qu’il est mûr lorsqu’il tombe, la vie de Pavel était la maturation de sa propre disparition.
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Ses lèvres se retroussèrent en babines et ses dents, plantées en petites rangées acérées, semblèrent prêtes à mordre Grisha. Celle-ci demeura immobile. Les deux femmes se jaugèrent. Puis Kolia déposa les fruits dans sa robe et, quand elle eut fini, attrapa une pomme. Lorsqu’elle mordit dedans, le jus coula le long de son menton, dégoulina dans son cou, sur son ventre et son sexe pour finir dans l’eau, traçant un chemin de désir qui disparut dans le courant. L’insolente beauté provoquait la vieillesse. Grisha continua à la dévisager avec froideur. Au début du troisième mois, l’aïeule attendit, à découvert devant le mélèze. Kolia remontait le cours de l’eau et s’arrêta au niveau du panier. Elle observa un moment la vieille qui n’était pas à sa place habituelle puis, après quelques secondes, prit les fruits et s’en alla. Cela dura trente jours. Le quatrième mois, la vieille Grisha resta à mi-chemin. Le cinquième, à quelques pas. Chaque mois elle se rapprochait, jusqu’au neuvième où elle se posta à côté du panier. Kolia finit par arriver, son ventre distendu par la grossesse aussi ferme que la peau des fruits.
Les deux femmes se trouvaient si proches qu’elles auraient pu se toucher. Mais ni l’une ni l’autre ne s’y risquèrent. Et chaque jour de ce dernier mois elles se contentèrent de rester l’une et l’autre à portée de main, s’examinant avec défiance. Kolia glougloutait en avalant les pommes et Grisha, dont le corps était devenu sec, contemplait sa voracité. Qui les eût aperçues de loin eût pu croire à une mère venant nourrir sa fille. Car au terme de ces neuf mois, on pouvait dire que les deux femmes s’étaient inextricablement liées, chacune ayant fini par apprivoiser l’autre. Un matin, Kolia laissa sur son passage une trace de sang.
Elle était à terme. La vieille l’assista dans son travail d’accouchement.
L’enfant que la jeune femme avait gorgé de fruits avait tellement grossi qu’il ne passait pas. C’est dans un terrible hurlement de cascade qu’elle parvint à l’expulser, se déchirant les chairs, et le sang coula tellement qu’elle se vida. Le liquide serpentait entre les herbes et forma des rigoles jusqu’à la rivière. De stupeur, la vieille lâcha le nourrisson qui rebondit sur le sol et finit à plat dans l’herbe, absorbé par le spectacle du corps de sa mère se dévidant dans les flots. Bientôt il ne resta d’elle qu’une flaque de terre et de placenta.
Dans les mois qui suivirent, un immense pommier poussa à cet emplacement, dans lequel l’enfant allait aimer grimper pour se repaître des fruits à même les branches. Grisha l’éleva jusqu’à ses quinze ans. Elle le nourrit et le soigna, le laissa grandir au milieu de la forêt, confiant le soin de son éducation à la nature dont il était fils, né de Kolia Ivanenka, femme poisson et de Tochko Tochkovitch, créature de la montagne. L’enfant avait si bien appris les leçons des arbres et des animaux que certaines nuits il ne rentrait pas, gîtant comme les bêtes dans leur terrier. La vieille laissa faire. Y compris lorsqu’il décida de partir vers les sommets chercher cette ourse qu’il avait aperçue au cours d’une de ses chasses. C’est ainsi
qu’Igor prit le chemin des kerns. 
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Le soleil levait chaque matin son rideau sur une nature différente. La lumière ruisselait dans les branches cristallisées par la glace. Les myriades de teintes allaient du rose au bleu pâle, projetant des flaques colorées sur la surface du lac en banquise. L’hiver révélait des grâces de jeune fille. Le ramage des branches, prisonnières de leur robe de cristal, devenait dentelle, piquetée par endroits de boutons vernis là où les corneilles arrêtaient leur vol. On crissait à chaque pas et c’était délicat, un froissement de tissus précieux.
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Vidéo de Laurine Roux
de Laurine Roux https://www.ecoledesloisirs.fr/livre/souffle-du-puma
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