Saint-Pétersbourg ou Petrograd avait disparu pour toujours, laissant place à Leningrad. Beaucoup de choses subsistaient des deux anciennes villes, mais Leningrad avait sa propre identité. Leningrad n’était pas simplement un autre nom pour Saint-Pétersbourg ; ce nouveau nom signifiait des centaines de choses que l’ancien n’évoquait pas. De la même façon, ce qui appartenait en propre à Saint-Pétersbourg ne se retrouvait pas dans Leningrad.
La distinction entre les deux n’était peut-être pas aussi marquée trois ans plus tôt, mais la ville d’aujourd’hui avait accédé à une identité forte à l’instar de Stalingrad. On n’aurait pas eu davantage l’idée d’appeler Leningrad, Saint-Pétersbourg ou Petrograd que d’appeler Stalingrad Tsaritsine. Il se peut que, dans quelque temps, une fois les souvenirs du siège et du blocus effacés de la mémoire collective, il soit de nouveau possible de désigner la ville par son ancien nom. De manière révélatrice, durant tout mon séjour, je n’ai pas entendu une seule personne appeler la ville Saint-Pétersbourg ou Petrograd.
Nous étions presque tous morts de faim, et quand un homme a faim, il est facilement pris de vertige ; alors demander à quelqu’un de grimper au sommet de la flèche de la forteresse revenait à lui donner la tâche la plus vertigineuse qui soit. Repeindre la flèche aurait été beaucoup trop compliqué, aussi nous avons préféré une autre solution – envelopper la flèche d’une toile peinte en gris. Mais à qui confier un travail pareil ? Les volontaires sont légion à Leningrad et pour n’importe quelle mission. Beaucoup de candidats se présentèrent donc, mais nous réalisâmes qu’ils étaient beaucoup trop faibles physiquement et qu’ils risquaient de se tuer. Alors nous choisîmes ceux qui avaient l’air moins épuisés ; durant trois ou quatre jours, ils reçurent des rations supplémentaires – le temps de reprendre des forces – et ils réussirent à faire le boulot.
Ceux qui participent directement à la production, qu’ils soient ouvriers, techniciens, cadres ou ingénieurs, sont mieux lotis que ceux qui travaillent dans des bureaux ou des administrations. Mais d’autres facteurs, moins affichés, jouent aussi : ainsi, les membres de la nomenklatura, des élites politiques, économiques, scientifiques ou intellectuelles, bénéficient de nombreux privilèges cachés – colis, cantines « fermées », accès à des biens de consommation introuvables. On sait peu de chose, encore aujourd’hui, sur la manière dont ces circuits de distribution privilégiés ont continué à fonctionner durant le blocus de Leningrad. Ce qui apparaît plus clairement est le fait que certains lieux de travail ont assuré à leurs salariés de meilleures chances de survie.
Ce qui nous maintient en vie, ce sont ces gestes de la micro-vie : puiser un seau d’eau sur la Gorokhovaïa ; puis compter chacune des marches que l’on monte, les jambes en coton, jusque chez soi ; puis faire chauffer, sur des bûchettes, une casserole de lavasse ; puis sucer enfin, aussi longuement que possible, son quignon de pain – voilà ce qui nous détourne et nous sauve de nos pensées, de nos sentiments, et pour nombre d’entre nous, tout simplement de la folie.
« Sale boulot de conduire la nuit ! J’observe strictement la réglementation, mais la police ne manque pas une seule occasion de nous chercher noise à cause des phares. Les femmes flics, dans leur genre, ne sont pas tristes non plus.
L'historien Nicolas Werth est un grand spécialiste de la Russie et président de l'association Mémorial-France, attaché culturel près l'ambassade de France à Moscou durant la perestroïka avant d'intégrer le CNRS, est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages importants sur le système soviétique et les crimes staliniens. Il a de surcroît édité les carnets de guerre de son père, le journaliste britannique Alexander Werth, né en 1901 à Saint-Pétersbourg, correspondant à Moscou pour la BBC et le Sunday Times entre 1941 et 1948.
Dans ce premier épisode d'une série vidéo en cinq volets, Nicolas Werth retrace l'origine sociale et la jeunesse de son père, le futur journaliste vedette du « Manchester Guardian » : Alexander Werth, né à Saint-Pétersbourg en 1901, mort à Paris en 1969.
L'épisode est à voir en intégralité ici https://www.mediapart.fr/journal/international/090822/de-saint-petersbourg-sous-le-tsar-la-france-occupee#at_medium=custom7&at_campaign=1050
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