Je viens à peine de refermer ce roman de
Benjamin Whitmer,
Les dynamiteurs, laissez-moi reprendre un peu mon souffle...
Ce livre, c'est de la nitroglycérine, une déflagration, une grenade dégoupillée et qui met en effroi nos mains, nos coeurs, les pages brûlent les doigts à chaque effleurement.
Nous sommes ici à la fois dans l'humanité et dans l'envers de cette humanité. Je dirai même l'enfer...
Nous sommes à la fin du XIXème siècle, précisément en 1895, à Denver, capitale du Colorado. La ville est réputée pour être à cette époque la ville la plus brutale de tout l'Ouest des États-Unis. On le comprendra bien réellement dans ce livre. Denver est déjà une cité rongée par la pauvreté, la violence et la corruption.
Sam et Cora, deux jeunes orphelins, tout juste quatorze ans chacun, s'occupent d'une bande d'enfants orphelins comme eux, plus jeunes qu'eux, pour la plupart ce sont des tout petits, abandonnés, ils défendent farouchement leur territoire, une usine désaffectée. Ils appellent ce territoire l'Usine.
Ici les aubes ressemblent à des convulsions et le monde n'est peut-être rien d'autre qu'un territoire disjoint, sans rêve, vide... L'avenir, n'en parlons pas... le rêve américain est ailleurs, pas pour eux, leur rêve à eux, c'est seulement de survivre.
Puis tout d'un coup, dans cette communauté d'enfants, un géant muet, abimé, démoli, surgit, il ne sait communiquer qu'avec un carnet et un crayon et seul Sam ici sait lire... Alors ce sera le début d'une intrigue sans repos, ni pour les personnages, ni pour le lecteur.
Ici, nous plongeons dans les bas-fonds de Denver, là où il n'est peut-être pas possible d'en revenir.
Benjamin Whitmer a un talent époustouflant pour dire, à coup de hache, les émotions, les espérances meurtries, les rêves piétinés, l'enfance dont on ne revient peut-être pas indemne.
Mais nous, qu'allons-nous faire de cette histoire qui date déjà de cent-vingt-ans ? Peut-être est-elle universelle ? Peut-être est-elle tout simplement actuelle... Et si ce n'était pas Denver, et si ce n'était pas 1895, l'univers que nous décrit
Benjamin Whitmer ?
J'ai vu ici une manière de nouer non seulement un lien à l'enfance, mais à d'autres choses aussi.
Dans cette enfance orpheline qui avance et se construit à chaque pas, j'ai entraperçu l'univers de Dickens...
La violence est présente dans les bas-fonds de ces pages, mais dit simplement ce qui est. Ici des enfants au quotidien sucent un os de poulet à longueur de journée en attendant que la faim s'en aille à n'importe quel prix...
Oui, ce livre fait mal, le texte est âpre, abrupt, certaines scènes sont totalement insupportables, comme la vie d'ailleurs, mais comme la vie aussi il y a des soubresauts de tendresse infinie et
Benjamin Whitmer a un talent inouï pour nous livrer des phrases fulgurantes taillées comme des pépites dans le tréfonds des nuits sordides...
Les personnages de Sam et de Cora sont beaux, ils portent le roman. Cora se donne coeur et âme, sans concession, pour protéger les petits, elle est comme une soeur, comme une mère pour eux. Sam est à ses côtés, il devient un homme, transi d'amour pour Cora, posant parfois sa tête sur l'épaule de l'adolescente, regardant tous deux les éclairages de la ville en bas, ou bien peut-être les étoiles en haut. Qui pourra dire quelle lumière est l'écho de l'autre ?
Sam devient homme, mais devenant homme c'est comme si brutalement il s'éloignait aussi d'elle, entrant dans l'univers des hommes de Denver, la jungle, l'envers, l'enfer... Car il faut vivre, rapporter de l'argent pour nourrir les petits, il faut passer de l'autre côté du versant, là où c'est sordide, les bas-fonds, les tripots, les prostituées, les riches, les lynchages, les flics aussi voyous que les gangsters... Entre l'amour et la brutalité d'une ville, Sam oscille dans cette ambivalence et c'est sans doute ici la puissance du récit, dans cette fascinante oscillation entre deux mondes incompréhensibles et qui se côtoient sans cesse, couturés l'un avec l'autre.
Ce livre est une hymne à l'enfance, aux laissés-pour-compte, aux déchirements qui pèsent dans nos vies...
On lit et puis brusquement
Benjamin Whitmer déchire les pages, surgit entre les lignes, nous saisit à la gorge, nous prend au col, ne nous lâche plus, nous entraîne dans la fracture qu'il vient d'ouvrir entre les mots... On est juste essoré et on se dit même, une fois la lecture finie, que cette histoire va nous hanter dans le sang jusqu'au bout de la nuit...
Il y a ici comme un récit initiatique, cruel comme le passage de l'enfance à l'âge adulte. Déjà en temps ordinaire, cette transition n'est pas toujours sans douleur, mais imaginez un peu ce cheminement dans les bas-fonds de Denver, en 1895, et sous la plume de
Benjamin Whitmer. Décoiffant !
Merci infiniment à Babelio et à la maison d'éditions Gallmeister pour m'avoir fait rencontrer ce magnifique livre dans le cadre de l'opération Masse Critique.