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sur 751 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Bien sûr j'ai lu "1984" de Georges Orwell (1949) et "Le Meilleur des Mondes" de Aldous Huxley (1931). mais je n'avais jamais lu "Nous" de Evgueni Zamiatine (1920), le précurseur de ces deux écrivains !
Je viens de réparer cet affreux oubli avec le poche de Babel (2021), traduit du russe ici par Hélène Henry qui signe un avant propos historique fort utile; et à la fin deux annexes, deux écrits de Zamiatine lui-même : une préface de "Nous" (dec. 1922), et sa lettre à la "Literatournaia Gazeta" (oct. 1929) ; tout ceci pour nous remettre en tête son roman dans l'histoire soviétique du moment.
"Nous" a été traduit en français en 1929.
Le monde décrit par Zamiatine est totalitaire, déshumanisé, étouffant, oppressif, dirigiste à l'extrême. Les individus asservis au "Bienfaiteur" sont des numéros qui vivent dans des habitations de verre, et où les relations sexuelles (de sexes opposés) sont autorisées, mais comptées en nombre et en temps !
Le héros est D-503. Il est mathématicien et concepteur de "l'Intégrale" , un vaisseau spatial fabriqué pour soumettre d'autres mondes. Les femmes qu'il va côtoyer ( O-90, I- 330) vont lui faire perdre sa pauvre tête très bien ordonnée.
Zamiatine nous décrit l'évolution de D-503 au plus près de son personnage, et c'est magnifiquement orchestré, car on assiste petit à petit à tout ce qui le fait basculer, hésiter, re-basculer, et finalement....
C'est remarquablement écrit, passionnant, poétique, effrayant, parfois drôle, souvent dramatique, un thriller dystopique !
Deux extraits inoubliables :
" Elle aurait mieux fait de se taire - c'était totalement incongru. Cette petite O... Comment dire... La vitesse de sa langue est mal réglé, le flux de la parole à la seconde doit toujours être un peu plus lent que celui de la pensée, et surtout pas le contraire."
" Cette femme avait produit sur moi un effet aussi désagréable qu'un nombre irrationnel qui se serait glissé dans une équation."
"Nous" est une oeuvre ébouriffante, moderne, et d'actualité.
"Nous" et "1984" : on espère que la société n'en arrivera pas jusque là, mais malheureusement il y a en 2022 des signes annonciateurs de beaucoup plus de contrôle, et de moins en moins de liberté...
Laissons Zamiatine conclure :
"Un sage allemand a dit "Un philosophe ne doit pas forcément être un idiot". Un lecteur non plus. J'ai écrit pour ceux qui ne savent pas seulement marcher, défiler au pas cadencé - mais qui ont des ailes pour voler."
Il faut avoir lu "Nous", même encore en 2022.





Lien : https://laniakea-sf.fr/
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Jusqu'en 2019, j'évitais de lire les dystopies, préférant le monde réel aux mondes inventés que je trouve toujours plus pauvres que la réalité complexe.  Romans historiques ou  relations de voyage, j'aime que les lectures s'ancrent dans l'histoire ou la géographie.

Entre épidémie de Covid et confinements, dérèglement climatique canicules et sècheresse, extinctions massives....la réalité commence à ressembler aux dystopies. Et j'ai levé mes préventions et mes préjugés.

Ecrit en 1920, publié en 1924, NOUS de Ziamiatine - précurseur de la Science Fiction - est un roman prémonitoire annonçant très tôt les excès totalitaristes, procès staliniens et idéologie dominante. On dit que Orwell s'en serait inspiré pour 1984. Je viens de terminer le Procès de Kafka qui lui est contemporain et ces deux dystopies ont un air de proximité. 

Après une Guerre de Deux Cents ans, L'Etat Unitaire procure aux numéros (on ne dit plus "les citoyens" ou "les hommes" un paradis aseptisé avec des fêtes liturgiques ,

"Fête grandiose de la victoire de "nous" sur "je", du TOUT sur le UN"

Les individus soumettent toute leur vie à des règles très strictes et à une surveillance de chaque instant. Fermer ses volets pour obtenir une intimité est soumis à autorisation, avoir des rapports sexuels est autorisé seulement après avoir obtenu un billet rose.


Les héros de l'histoire n'ont ni prénom  ni nom, seulement des numéros. le narrateur D-503 est un ingénieur de premier plan , le concepteur de l'Intégrale, partenaire sexuel de la douce O-90, mais qui va avoir une relation avec I-330, tandis qu'une certaine U le surveille de près. D-503 tient un journal intime. comme D-503 est mathématicien, sa prose fait énormément référence aux notions mathématiques conférant une coloration très spéciale au style du roman. Tous évoluent dans un monde transparent de verre et d'acier où la surveillance est constante. 


Et pourtant, une Muraille que personne n'ose franchir borde ce monde futuriste. I-330 entraîne D-503 à des pratiques transgressives, tabac, alcool, bien sût proscrits, puis lui fait franchir la muraille pour découvrir un autre monde. Nous est aussi un roman d'amour. Une révolte couve, révolte ou révolution? Les rebelles comptent utiliser l'Intégrale à leur profit. D-503, leur complice laissera t il son poste de constructeur de l'Intégrale au profit des mutins? le rôle d'I est assez ambigu. 



J'ai eu du mal à rentrer dans l'histoire, dans ce monde mathématique tellement abstrait qu'il a fallu un bon tiers du livre pour m'accrocher. Et puis je me suis laissée embarquée  et je ne l'ai plus laissé. Un livre très puissant qui mérite les efforts du lecteur!
Lien : https://netsdevoyages.car.bl..
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Vous connaissez l'utopie : c'est l'avenir rêvé : le triomphe du bon, du beau, du juste, du vrai et de l'utile. Je ne vous fais pas de dessin. Mais connaissez-vous la dystopie ? Eh bien c'est juste le contraire : c'est l'avenir cauchemardé : le triomphe du mal, du laid, de l'injuste, du trompeur et du futile… Je ne vous fais pas de dessin non plus, mais c'est plus facile à imaginer, ce monde-là on en approche à grands pas.
Dans la science-fiction, la dystopie est un genre fortement prisé, car il met en images une inquiétude existentielle réelle, et met en garde le lecteur sur les limites du progrès, tel qu'on le connaît aujourd'hui, et tel qu'on l'imagine demain. C'est essentiellement ça, une dystopie, c'est un message d'alerte : attention, on va trop loin, voilà ce qui nous attend si on continue sur cette pente savonneuse dont nous nous ingénions à baisser l'inclinaison, et à savonner allègrement.
Le monde de demain, celui des lendemains qui ne chantent pas, beaucoup d'auteurs nous l'ont décrit, et des plus grands : Bradbury (« Farenheit 451 »), Brunner (« Tous à Zanzibar »), Burgess (« Orange mécanique »), Harrison (« Soleil vert »), etc. Et trois chefs-d'oeuvre composent le socle de ce genre particulièrement pessimiste : dans l'ordre chronologique : « Nous » (ou « Nous autres ») de Evguéni Zamiatine (1920), « le Meilleur des mondes » d'Aldous Huxley (1932) et « 1984 », de George Orwell (1934).
Evguéni Zamiatine (1884-1937) fait partie de ces écrivains qui comme son ami Boulgakov et beaucoup d'autres sont nés avec la Révolution et puis peu à peu ont pris conscience des dérives autoritaires et despotiques du gouvernement. Leur oeuvre s'en ressent évidemment. « Nous » (édité dans un premier temps sous le titre « Nous autres »), en est une preuve évidente : dans le monde futur, les gouvernements ont trouvé la recette du bonheur infaillible et obligatoire. Les humains sont des numéros, et n'ont pas intérêt à dévier d'un chouïa sous peine de perdre leur « bonheur » et surtout leur vie. D-, un de ces hommes du futur est un de ces hommes de l'avenir. Ingénieur il travaille à la construction d'un vaisseau spatial qui aura pour mission d'apporter le bonheur aux autres galaxies (vaste programme). Il tient un journal (plutôt courageusement) où il raconte sa vie, son intérêt pour le passé où la vie n'était pas normalisée, ou la liberté était relative, mais existait, et où le bonheur (même morcelé) était vrai et pas factice. Et puis dans ce monde aseptisé et hostile, la révolte gronde.
« Nous » est un chef-d'oeuvre : On sent que ce livre a influencé fortement les autres oeuvres précitées. Au départ, c'est un livre satirique, censé démontrer les dérives d'un état totalitaire, qui prétend tout régir dans le pays de A (comme absolutisme) jusqu'à Z (comme… Zamiatine), au détriment des libertés (individuelles et collectives) ce qui inclut aussi la destruction de la vie privée. le comble de l'impudence et de l'hypocrisie, c'est que tout se fait au nom du bien commun, mieux encore du « bonheur ».
Allez savoir pourquoi, les autorités soviétiques n'ont pas aimé ce livre. Trois ans plus tard, en 1923, (il leur a fallu trois ans pour comprendre de qui on parlait), le livre est interdit, et Zamiatine commence à être inquiété, il sera forcé à l'exil en 1931, et mourra à Paris en 1937.
« Nous » fait partie de ces romans que tous les amateurs de science-fiction doivent avoir dans leur bibliothèque. Et pas seulement ceux-là : l'oeuvre est d'une grande profondeur et nous interpelle directement sur ces grandes questions que sont la liberté et le pouvoir, la dignité humaine et la recherche du bonheur.
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C'est un livre qui ne laisse pas indemne. Un roman d'anticipation, le premier même, qui décrit un monde cruel où chaque être est le rouage d'une machine plus grande. le protagoniste est très attachant, on suit son évolution tout au long de l'ouvrage (de cartésien, il passe à émotif, voiture à fleur de peau, puis redevient très logique).

Les relations amoureuses et sexuelles ont une manière d'être transmises qui sont une oasis dans la lecture de ce monde où le travail est l'essentiel. Les concepts amenés sont inédits et ne peuvent sortir que d'un esprit incroyablement créatif et brillant. Zamiatine a signé un ouvrage puissant et beau, qui dénonce le pouvoir écrasant du régime communiste dans toute l'URSS.
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NOUS d'EVGUENI ZAMIATINE
Le livre de référence pour la dystopie dans lequel Orwell et Huxley entre autres ont beaucoup emprunté pour ne pas dire plus. Écrit dans les années 1920 cet univers totalitaire est dirigé par le tout puissant Bienfaiteur. Au delà de la description de la vie journalière et organisée qui ne laisse qu'une heure de " liberté " individuelle par jour, les analyses autour du couple liberté / bonheur ou bonheur / liberté sont d'une grande richesse. Passionnant.
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bon ... encore sonné après la lecture de ce livre ... et il me faudra le relire pour entrer davantage dans toutes les pensées philosophiques exprimées. Ce livre est renversant à plus d'un titre. C'est de la science fiction moderne et visionnaire, avec une profondeur sur le sens de la vie, ce que veut dire vivre. le style est très particulier, presque poétique. Je me suis trouvé complètement emporté par cette histoire, me sentant moi-même D-503 "malade". Pendant tout le bouquin, je n'ai cessé de penser au film "Brazil" de Terry Gilliam. Avec l'avantage du livre sur le film, c'est qu'il laisse encore plus de place à l'imagination, à la découverte de cet univers. Étonnamment, très peu de détails, de précisions sur les personnages, les décors, etc., mais chaque manque, chaque phrase inachevée est comme une porte ouverte, et nous incite à compléter ... et ça c'est jouissif ! Je ne connaitrais pas la vie, l'amour, les désirs, que j'en aurais maintenant l'expérience profonde après cette lecture. Nous avons là comme un miroir de notre propre vie, qui vient donc nous questionner sur nos propres choix, et regarder d'un autre oeil notre société. Ce livre est révolutionnaire, c'est un hymne à la vie !
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Ce roman m'attendait depuis longtemps, et je viens de le terminer dans la nouvelle traduction d'Hélène Henry parue chez Actes Sud en 2017.

Les mots me manquent pour exprimer le bouleversement que m'a donné cette lecture.
Pourtant j'avais lu à son sujet les belles critiques d'amies babeliotes, mais je ne m'attendais pas à cela.

Cette écriture disruptive, feu et glace, toutes ces images et cette poésie extraordinaire, cet appel à la liberté et à l'amour dans un monde où elle a disparu au motif terrifiant qu'il faut choisir l'absence de liberté pour avoir le bonheur, et, malgré l'échec de la révolte, le message d'un retour nécessaire de celle-ci et d'une vraie révolution, oui, tout cela a été pour moi un choc.

Au delà de son anticipation prophétique de tous les totalitarismes (stupéfiant qu'il date de 1920 et pas étonnant que le roman n'ait pu paraître alors et que Zamiatine ait du quitter l'URSS de Staline), je trouve que cette dystopie fulgurante nous montre ce qui pourrait guetter notre humanité, confrontée au désastre climatique et à une possible « Guerre de deux cents ans », comme l'évoque le roman, et que cela pourrait bien se finir par la création d'un monde protégé par une « Muraille verte » dans lequel les progrès de l'intelligence artificielle, du contrôle permanent des individus et peut être de leur temps de cerveau disponible, conduiraient à une humanité uniforme et décervelée.

Mais la plus grande force de ce livre au delà de son contenu, c'est son écriture inouïe, la façon dont les images reviennent, la construction des phrases, l'évolution de leur rythme au fur et à mesure du récit. C'est d'une beauté et d'une tension que, je crois, je n'avais rencontrée à ce point dans un roman. Oui, on pourrait dire que ce texte est un long poème semblable à un fleuve, d'abord tranquille puis de plus en plus tourmenté.
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Voilà un chef d'oeuvre…un livre magnifiquement écrit, aux images saisissantes, une oeuvre engagée, militante, qui a valu à son auteur exil et censure. de la science-fiction écrite par un russe, Evguéni Zamiatine, en 1920, précurseur et influenceur d'un Orwell et de son 1984. Rien que ça ! Une des premières dystopies jamais écrite ayant pour colonne vertébrale l'amour et pour objet la dénonciation du communisme…Un roman violemment hérétique ! Epoustouflée par son audace et sa plume je suis. Quelle claque ! Ce livre raconte l'histoire d'une tentative, celle de faire exploser un Etat totalitaire.

Le monde imaginé par Zamiatine est terrifiant car totalement déshumanisé…imaginez un monde baigné dans des dominantes froides de bleu-vert, heureusement quelque peu réchauffé par les langues rose pâle du soleil levant. Un monde sous cloche, en vase clos derrière une muraille verte qui isole les individus du monde sauvage et naturel, des animaux et de toute végétation, et dans lequel les habitations ont des murs transparents, palais de cristal, de façon à pouvoir toujours observer les faits et gestes de chacun. Seules quelques heures privatives dans la journée autorisent à baisser les stores pour une activité sexuelle avec un individu de sexe opposé, les deux assortis d'un billet rose dont le nombre est prévu et dont le temps est compté. Décompte sexuel. Ces heures privatives sont aussi l'occasion d'aller marcher dans les rues au son d'un hymne, marche martiale au pas. Dans ce monde le chef de l'État, dénommé le Bienfaiteur, veille sur tout et s'occupe de tout. Quiétude et bonheur en échange d'une soumission totale et d'une absence complète de liberté. Les individus n'ont pas de prénoms et de noms mais seulement des numéros. Seul importe l'intérêt collectif, un « Nous » réconfortant remplaçant les « Je » qui vouaient les hommes et les femmes aux tourments, aux questionnements, aux errances. le moindre écart vaut aux Numéros d'être littéralement désintégrés. En quelques secondes, une simple flaque.

« Gaillarde, cristalline, juste à mon chevet, la sonnerie : 7 heures, lever. À droite et à gauche, à travers les parois de verre – j'ai l'impression de me voir moi, répété mille fois, ma chambre, mes vêtements, mes mouvements. Cela donne du courage : se voir comme la partie d'un tout énorme, puissant, unitaire. Quelle beauté précise : pas un geste superflu, pas une flexion, pas une torsion de trop ».

Nous lisons les notes de D-503, mathématicien et concepteur de l'Intégrale, un gigantesque vaisseau qui a pour objet de conquérir d'autres planètes pour les soumettre à la volonté du Bienfaiteur, pour les soumettre au bonheur. C'est un homme heureux et travailleur, avide d'équilibre et de clarté, qui fait les louanges de cette société si bien réglée. Il fréquente la ronde 0-90 durant ses heures privatives. O, comme sa lettre, est tout en rondeurs et en douceurs, ses yeux, des billes bleues et ses lèvres, des anneaux roses. La vision des femmes est réduite à leurs atouts, à ces moments agréables passés une fois les stores baissés.

« Je regarde ses lèvres sans rien dire. Les femmes, toutes, sont des lèvres, seulement des lèvres. L'une les a roses, élastiques et rondes – un anneau, tendre barrière contre le monde. Et puis celles-ci : une seconde auparavant elles n'étaient pas là, et tout à coup – un couteau – et des gouttes de sang suave ».

Mais voilà, tout va se dérégler pour D-503 à cause de, ou grâce à - seule l'histoire nous le dira - I-330. Voyez comme cette lettre est élancée, longue, fine, subtile, vouée à bondir et se tourner intrépide vers le ciel ! Voyez comme elle est belle, et ose sortir du rang par ses attitudes, sa façon de vivre, par les couleurs qu'elle ose propager dans son intérieur, sur ses habits, des couleurs chaudes jaune, orange, rouge…au point d'instiller dans l'esprit de D-503 jalousie et désir, au point de le rendre malade et de l'assaillir de chaos. le pauvre, il est en train de développer une âme, comme en attestent ses rêves (seuls les anciens, les sauvages, rêvaient), ses désirs, sa déconcentration, une maladie incurable à cause de laquelle il va découvrir le beauté.

J'ai adoré voir l'évolution de D-503, d'abord sage Numéro faisant l'apologie de l'idéologie en place puis amoureux transi ayant de plus en plus d'audace au risque de passer dans la Salle des opérations et se voir désintégrer. Les tiraillements en lui sont constants, Zamiatine rend compte de ce combat intérieur avec subtilité. Intéressant aussi de voir l'évolution de sa vision de la femme au cours de ses notes, cette femme d'abord vue comme un objet va se transformer en un personnage militant, combatif, puissant. Nous sommes témoins, via ses notes, du passage d'une apologie à une destruction. En cela ce livre est passionnant.

D'innombrable réflexions s'enracinent dans ce texte, celle de l'opposition entre bonheur et liberté, celle de la définition même du bonheur, celle de l'individualité et de sa conscience, celle du totalitarisme et de l'asservissement, de l'organisation de cette société réglée.

Et que dire de la poésie de ce texte, des images saisissantes qu'Evguéni Zamiatine insuffle, usant de métaphores, s'aidant des sens notamment des couleurs, du toucher, des sensations qu'il utilise en aplats, tel un peintre, talent qui m'avait déjà interpellée dans son court texte « L'inondation » lu récemment.

« le printemps. Un vent venu d'invisibles plaines sauvages, au-delà de la Muraille verte, apporte la poussière jaune et miellée d'on ne sait quelles fleurs. Suave poussière qui dessèche les lèvres – on ne cesse d'y passer la langue – et sans doute toutes les femmes que l'on croise (les hommes aussi naturellement) ont les lèvres sucrées. Cela gêne un peu la pensée logique. Mais ce ciel ! bleu profond, sans un seul nuage pour le souiller (quels goûts sauvages avaient les anciens, si leurs poètes pouvaient trouver l'inspiration dans ces amas de vapeur ineptes, indisciplinés, qui se cognent sottement). Ce ciel bleu, je l'aime lui et lui seul – et je suis sûr de ne pas me tromper en disant : “nous” l'aimons – ce ciel stérile, irréprochable ! Ces jours-là, le monde entier est coulé dans le même cristal éternel, irréfragable, dont sont faits la Muraille verte et tous nos édifices ».

Le sentiment amoureux est restitué avec beaucoup de sensualité, de tragique, de passion au travers des notes de D-503. C'est un sentiment qui le fait exploser. Celui qui va le faire sortir de sa quiétude, de sa programmation, de sa logique toute mathématique. Ces passages sont merveilleux et poignants :

« le moment avait mûri. Et ce fut inévitable, comme le fer et l'aimant – suave soumission à une loi inflexible et précise : avidement, j'entrai en elle. Il n'y avait pas de billet rose, pas de décompte, pas d'Etat unitaire – et moi non plus je n'existais pas. Il n'y avait que ces dents serrées, tendres et aigües, ces yeux d'or largement ouverts – et je m'y enfonçais, je pénétrais toujours plus profondément (…) Les lances de ses cils s'écartent, me laissent entrer – et… Comment raconter ce que fait de moi ce rituel ancien, absurde, merveilleux : ses lèvres touchant les miennes ? Quelle formule trouver pour dire ce tourbillon qui balaie tout de mon âme, sauf elle ? Oui, oui, mon âme – vous pouvez rire si vous voulez ».

L'écriture est à l'image des sentiments de D-503, fluide et claire lorsqu'il fait l'apologie de sa société, elle devient peu à peu, entrecoupée, heurtée, déchirée, haletante, confuse.

Comme il est expliqué en préambule dans cette nouvelle traduction publiée aux éditions Acte Sud, en 1930, dans l'Encyclopédie littéraire soviétique, le roman de Zamiatine est désigné comme “un infect pamphlet contre le socialisme”. La suite est attendue : en juin 1931, Zamiatine, sur les conseils de Mikhaïl Boulgakov, écrira à Staline pour lui demander l'autorisation d'aller vivre, ne serait-ce que provisoirement, à l'étranger ; il partira, grâce à l'intervention de Gorki, pour mourir à Paris six ans plus tard, sans avoir renié son pays. Il ne sera traduit en russe qu'en 1988.

« Nous, anti-utopie prophétique qui anticipe toutes les glaciations du XXe siècle, se lit comme un long poème sur le retour nécessaire des révolutions » nous explique Hélène Rey en préambule et c'est très juste. Ce texte n'a pas pris une ride, il est étonnement moderne et terriblement d'actualité. Il est magnifique !
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Nous sommes en 1920 quand Evgueni Zamiatine imagine le monde de demain. Anticipant les dérives autoritaires du régime soviétique, Zamiatine écrit l'une des premières mais surtout l'une des plus belles dystopies, une dystopie d'amour.

Dans ce monde imaginé par Zamiatine, tout est sous contrôle et la police fait régner l'ordre. Les citoyens ont abandonné leur individualité, ce "Je" qui les vouait aux tourments et à la solitude au profit d'un "Nous" réconfortant. Plus de prénoms pour désigner les hommes et les femmes mais simplement des lettres et des numéros. Seul importe l'intérêt collectif et des murs transparents assurent à chacun le pouvoir de surveiller et éventuellement de dénoncer son voisin. le chef de l'état, celui qui se fait appeler "le Bienfaiteur" s'occupe de tout, tel un père sévère mais protecteur. Sachant ce qui est bien pour ses citoyens, il leur promet la quiétude en échange d'une totale soumission. Et en effet, D-503, le héros de cette histoire, est un homme heureux qui ne remet jamais en cause sa vie si bien réglée. Il est mathématicien et concepteur de l'Intégrale, un gigantesque vaisseau spatial qui doit partir à la conquête des autres mondes pour les soumettre à la volonté du Bienfaiteur. Convaincu du bien fondé de sa tâche, il y travaille avec zèle. Dans la vie de D-503, il y a le travail et O-90, une douce jeune femme toute en rondeurs avec laquelle il passe de temps à autre un agréable moment, toujours sous le contrôle du bureau des autorités qui leur délivre pour cela un billet rose.

Mais tout se dérègle le jour où I-330 entre dans sa vie. le désir et la jalousie sèment alors le chaos dans l'esprit de ce pauvre mathématicien si raisonnable. Car I-330 est belle tout autant qu'indocile. Elle fume, boit et fréquente des rebelles nostalgiques du "monde d'avant". A ses côtés, dans ses bras, D-503 va se sentir devenir un autre homme, un homme fait de chair, pleinement vivant. Cette femme, il va l'aimer de toute son âme, contractant par cet amour la plus dangereuse des maladies. Car dans le monde transparent et aseptisé du Bienfaiteur, il n'est pas permis d'avoir une âme, comme il n'est pas permis de rêver. L'imagination appelle la désobéissance et la désobéissance est punie de mort. Pour sauver les citoyens et maintenir l'unité du peuple, les médecins de l'Etat les opèrent afin de leur retirer cette résurgence de l'ancien monde, la faculté de penser par soi-même.
Cette nouvelle conscience de D-503 donnera l'occasion à Zamiatine d'écrire des pages superbes, d'une incroyable poésie. Plus l'histoire progresse, plus cet amour grandit dans le coeur de D-503, brisant toutes ses certitudes. Mais pour un homme habitué à vivre sans passion, confit dans un petit bonheur tranquille, ouvrir son coeur à l'amour n'est pas sans risque. Se sachant atteint de ce mal d'amour incurable, D-503 écrit des notes et ce sont ces notes que nous lisons, des notes tragiques et bouleversantes, les notes d'un homme amoureux.

" le moment avait mûri. Et ce fut inévitable, comme le fer et l'aimant - suave soumission à une loi inflexible et précise: avidement, j'entrai en elle. Il n'y avait pas de billet rose, pas de décompte, pas d'Etat unitaire - et moi non plus je n'existais pas. Il n'y avait que ces dents serrées, tendres et aigües, ces yeux d'or largement ouverts - et je m'y enfonçais, je pénétrais toujours plus profondément. Et ce silence - il n'y avait, là dans le coin - à des milliers de milles -, que ces gouttes qui tombaient dans le lavabo et j'étais, moi - L Univers, et entre chaque goutte - des époques, des ères..."

Tout le génie de Zamiatine est là, dans ces passages d'une rare beauté, qui alternent avec les descriptions glacées d'un monde déshumanisé. Il y a de la passion et du feu dans ces notes de D-503. Ce sont celles d'un homme qui a longtemps marché courbé et qui se redresse enfin, porté par une force qui le dépasse.
"Les ouragans, les orages qui déchirent le ciel, qui réduisent en miette la quiétude trotte-menu - quoi de plus beau en ce monde?" écrivait l'auteur dans sa préface en 1922.

"Nous" fut interdit de publication en URSS en 1924, donnant plus de force encore à ce roman qui semble avoir été écrit hier ou plutôt aujourd'hui. La numérisation et le contrôle toujours plus grand de notre société invite à lire et à relire ce chef-d'oeuvre de Zamiatine. Intemporel et indispensable, il nous met en garde contre les dérives d'un Etat qui promettrait la sécurité en échange de nos libertés. Et si Zamiatine écrivait dans sa préface que ces temps, sans doute inéluctables, étaient encore infiniment lointains, je crois que nous les voyons, au contraire, se rapprocher dangereusement. Aujourd'hui et avant qu'elles ne soient définitivement brisées, il est grand temps de déployer nos ailes...

"J'ai écrit pour ceux qui ne savent pas seulement marcher, défiler au pas cadencé- mais qui ont des ailes pour voler.", Evgueni Zamiatine, extrait de la préface de "Nous".
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Je ne ferai pas de critique pour cette version, qui est la seule qui était lisible en français jusqu'à 2017 et qui découle d'une traduction de 1929 de la traduction anglaise. Ce qui est d'autant plus étonnant qu'il semble que la première édition en russe soit parisienne (1920) avant l'édition soviétique (1923) très vite interdite. Les éditions suivantes en russe datent de 1952 en Occident (mais curieusement personne n'a jugé utile de la retraduire) et de 1988 en Russie.
Sur le fond cela ne change pas grand-chose de lire une traduction ou l'autre, mais il me semble que la nouvelle version est plus agréable à lire, que l'on peut mieux en apprécier le style. de toute façon elle ne peut qu'être plus proche de l'original.
Pour ma critique voir : https://www.babelio.com/livres/Zamiatine-Nous/929814/critiques/2814664
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