Et Marie, terrifiée, reconquise
à la religion de sa jeunesse, voyant là un
châtiment du ciel qui la punissait d’avoir aimé un
juif, fit baptiser son fils, le mit ensuite à l’école
chez les frères.
Le pis était que l’enfant se
courbait, devenait bossu, sous quelque tare
héréditaire, dans laquelle la mère crut sentir
l’implacable vengeance céleste, s’acharnant,
parce qu’elle n’arrivait pas à s’arracher du cœur
la mémoire adorée de son mari.
En peignoir de toile écrue, très simple, Rachel était si belle, que son entrée, dans le silence, fit passer un léger frisson d’admiration et de tendresse.
C’était la beauté juive en fleur, un visage d’un ovale délicieux, une admirable chevelure noire, un teint doré, de grands yeux caressants, une bouche rouge aux dents éclatantes et pures. Et on la sentait toute d’amour, un peu indolente, enfermée dans son ménage avec son mari et ses enfants, comme la femme orientale en son étroit jardin secret.
Chez Constance, au lendemain de l’horrible douleur, de cette perte soudaine de Maurice qui la laissait amputée et saignante, il y avait eu la sensation affreuse d’une infirme dont un membre a été tranché. Elle n’était plus entière, elle éprouvait une honte à se sentir défigurée, amoindrie. Et, dans son regret, où sanglotait sa tendresse déçue, il entrait aussi une révolte exaspérée d’orgueil, tellement elle souffrait de sa diminution, depuis qu’elle n’était plus mère, qu’elle n’avait plus là, près d’elle, le dauphin pour prendre l’empire. Elle qui s’était obstinée à ce fils unique, dans le désir qu’il fût le seul maître de la fortune, le roi tout-puissant de demain ! L’imbécile mort le lui avait volé, et la maison lui semblait moins à elle, l’usine lui échappait, maintenant surtout que ce Blaise s’y trouvait installé, avec sa femme, son enfant, toute cette fécondité pullulante des Froment envahisseurs. Elle ne se pardonnait pas de les y avoir accueillis, logés, elle ne brûlait plus que de la passion de se défendre, de ressusciter son fils, d’avoir un fils encore, afin de reconquérir son bien, sa place, sa royauté. Sans doute, elle avait adoré Maurice, elle n’avait même jamais aimé que lui, d’une froideur d’épouse simplement résignée aux caresses conjugales. Mais son amour maternel, jusque-là sans éclat, muet et profond, se rallumait à présent d’une brusque flambée de fièvre, où s’embrasait tout son être. Cette maternité violente, exigeante, qu’elle avait comme pervertie en la mettant sur un seul, elle en sentait désormais le continuel tourment. Elle était la mère dupée, volée, la mère à qui l’on a pris son enfant, qui le veut, qui en veut un autre, dont rien n’apaisera plus l’ardente soif, d’aimer, si elle n’est pas mère encore. Pour son cœur, pour son orgueil, pour sa chair comme pour son ambition, un enfant, il lui fallait un enfant. Et c’était pourquoi, sans calcul, même d’instinct, elle s’était rapprochée de son mari.
Dès le lendemain, Luc tenta de retenir Ragu, qui voulait rompre l’association et quitter la Crêcherie, pour retourner à l’Abîme. Mais il se heurta à une volonté méchante et goguenarde, heureuse de mal faire, au moment où la défection des ouvriers pouvait ruiner l’usine. Puis, c’était quelque chose de plus profond, cette nostalgie du travail d’esclave, le retour au vomissement, à la misère noire, à tout l’affreux passé resté dans le sang. Sous le tiède soleil, dans la propreté gaie de sa petite maison, entourée de verdure, Ragu regrettait les étroites rues puantes du vieux Beauclair, les masures lépreuses au travers desquelles souillait la peste. L’odeur âcre du cabaret de Caffiaux le hantait, lorsqu’il passait une heure dans la grande salle claire de la maison commune, où l’alcool était défendu. Le bel ordre des magasins coopératifs le fâchait également, lui donnait le besoin de dépenser son argent à sa guise, chez des marchands de la rue de Brias, qu’il traitait lui-même de voleurs mais avec lesquels il avait la joie de se quereller. Et plus Luc insista, en lui montrant la déraison de son départ, plus Ragu s’obstina, dans la pensée que, si l’on tenait tellement à lui, c’était donc qu’il nuisait en s’en allant.
Une parole exécrable avait osé dire : "Heureux les pauvres d'esprit !" et la misère de deux mille ans était née de cette mortelle erreur. La légende des bienfaits de l'ignorance apparaissait maintenant comme un long crime social. Pauvreté, saleté, iniquité, superstition, mensonge, tyrannie, la femme exploitée et méprisée, l'homme hébété et dompté, tous les maux physiques et moraux étaient les fruits de cette ignorance voulue, érigée en système de politique gouvernementale et de police divine.