Une nouvelle très intéressante et brillamment construite mêlant jeu d'échecs et psychologie sur fond de seconde guerre mondiale en Autriche.
Attention : ce billet divulgue l'intrigue !
J'admire la maîtrise avec laquelle Zweig construit les enjeux de son intrigue, avec une gradation amenant progressivement au point d'orgue final.
Il est tentant d'oser la comparaison avec une partie d'échecs... Oserais-je ? Oui, c'est bon, je cède à la tentation.
Le livre commence en nous exposant sommairement le cadre et l'enjeu de l'histoire. Il s'agit d'une ouverture très classique, convenue, comme on avancerait le pion du roi de deux cases au premier tour.
Notons d'ailleurs que l'ami qui explique les règles du jeu disparaît dès qu'il a fini de les énoncer et laisse le narrateur jouer seul dans ce huis-clos, bien qu'il ne soit pas de 64 cases. le but du jeu est ici de cerner la psychologie de cet étrange champion étranger aussi rustre que prodige nommé Czentovic. Il faut donc avancer les pièces avec subtilité pour le cerner sans qu'il ne se doute de rien... En somme, réaliser un échec au roi Czentovic, celui des échecs.
Après cette ouverture, tout comme dans une partie d'échecs de maîtres, toutes les positions sont visibles de tous et pourtant les opportunités ne se dévoilent qu'aux yeux experts.
Le narrateur avance donc ses pièces, à commencer par un compagnon de voyage anglais. Tel un fou, ce dernier dépense son argent sans compter pour avoir l'honneur de jouer avec le champion. Mais en allemand, cette pièce se nomme non pas le fou, mais "Läufer" (le coureur), et cela lui va tout aussi bien puisqu'il court littéralement après Czentovic pour le supplier de jouer. Dommage que dans la langue de ce cher MacConnor, "bishop" (l'évêque) ne fait pas sens dans cette analyse...
Alors que le narrateur, novice, vise l'échec au roi (« Mazette voit échec, mazette fait échec » comme on dit !) mais sans savoir comment en tirer avantage s'il y parvient. Mais lorsqu'un certain Dr B s'immisce dans la partie, l'échec et mat semble dès lors possible : battre Czentovic au jeu dont il est le roi jusqu'ici indétrôné ! Et Dr B y parvient...
...Mais à quel prix ? Car entre le pur instinct de Czentovic et la mémorisation du Dr B, il ne faut pas oublier la part de mental dans ce jeu intellectuel.
La partie s'achève, terriblement frustrante. On n'en connaît pas plus sur la psychologie de Czentovic. Un peu comme si la partie se finissait sur un pat. Czentovic ne peut rien face à cet adversaire au jeu infaillible, et le Dr B est empêché de jouer par sa démence.
Cette fin signifie aussi que nous ne pouvions tout simplement pas gagner à ce jeu de comprendre la psychologie humaine : elle est parfois bien trop complexe, voire irrationnelle.
L'esprit est d'une telle puissance qu'il peut imaginer milles et milles échappatoires, et pourtant reste si fragile, pouvant lui-même devenir une prison. Cette idée puissante relève d'abord de l'ordre de l'intellectuel, et Zweig a réussi à en faire émerger des émotions, et même de la fascination. Tout comme ce que peut produire le jeu d'échecs en somme.
Ce court roman est déjà brillant en soi, et à cela s'ajoute des dimensions autobiographique et historique, le rendant d'autant plus personnel.
Il est toujours dur de synthétiser son avis sur une nouvelle ou un roman court. Pour adorer une histoire, il me faut souvent un peu plus de temps pour m'immerger, faire connaissance avec les personnages et m'imprégner des thématiques.
Ici cependant, je ne pourrais pas critiquer un manque de développement, car tout ce qui est abordé l'est avec profondeur et pertinence. J'en voulais certainement plus... mais j'ai le reste de la bibliographie de
Stefan Zweig pour combler ce manque !
Excellent livre quoi qu'il en soit.