Tribunes de la presse - Rencontre avec Laure Adler
Dès l'instant où elles envisagent la lecture comme une possibilité de troquer l'étroitesse du monde domestique contre l'espace illimité de la pensée, de l'imagination, mais aussi du savoir, les femmes deviennent dangereuses.
En lisant, elles s'approprient des connaissances et des expériences auxquelles la société ne les avait pas prédestinées
La vieillesse, comme un engagement vis-à-vis de soi-même de ne pas déroger à ce qu'on tente d'être. Être sans arrêt en éveil, sans le vif de l'existence, ne pas se décevoir, tenir bon malgré les embûches et ne jamais se plaindre. Ne pas en faire une histoire. Nombreuses sont les personnes qui pratiquent cet art de vivre discrètement , sans crier gare, comme une seconde nature.
"La richesse des vieilles âmes et des corps à bout de course est immense, splendide, surprenante. Plus je m'enfonce au quotidien dans ce qui me reste à vivre, plus je m'intéresse aux moindres détails : visages, corps, gestes, destins... On ne cesse de se découvrir. Mon rapport au Temps a changé. Je suis entré dans le Temps..."
Le samedi matin, les parents avaient le droit de venir plus tôt. Le professeur s'est arrêté dans la chambre de notre fils. Il l'a contemplé longuement, avec amour et même admiration. Je savais qu'il appréciait sa manière de lutter. Un grand professeur peut éprouver de la considération pour un petit enfant. Curieusement il n'a pas tâté son pouls, n'a pas vérifié les courbes des machines. Il l'a embrassé et nous a proposé de le suivre dans son bureau, il nous a fait asseoir, nous a demandé de poser nos mains sur la table de fer. Il a pris nos mains qu'il a enveloppées dans les siennes. Puis il a levé les yeux et, le regard embué de larmes, nous a annoncé que c'était fini.
L'Antiquité connaissait certes la voix intériorisée, mais cette pratique de la lecture n'y a jamais été qu'un phénomène marginal. Tout comme nous sommes surpris aujourd'hui quand quelqu'un élève la voix en lisant - ne fut-ce que pour murmurer ou même si ses lèvres bougent de façon à peine audible - et que nous nous interrogeons sur les raisons d'un tel comportement dès lors qu'il ne s'agit plus d'un enfant, il devait en aller pareillement dans l'Antiquité quand quelqu'un ne lisait pas à voix haute - ou tout au moins perceptible. Jusqu'à une époque tardive du Moyen Âge et, selon les milieux, jusque très avant dans une époque moderne, la lecture consistait en deux choses : penser et parler. Surtout, elle n'était pas un acte qui était séparé du monde extérieur, mais qui se déroulait à l'intérieur du groupe social et sous son contrôle.
Monaco veille à ne pas s'enfermer dans la solitude et entretient des liens avec l 'extérieur, quelques fois en se forçant. La solitude, dit-elle, n'est agréable que si elle se gouverne.
Elle [Françoise Giroud] me citait souvent le proverbe arabe : " Ce que tu n'as pas dit t'appartient. Ce que tu as dit appartient à tes ennemis ".
En 1931, le grand peintre américain Edward Hopper peint Hotel Room, une toile de grand format.
Une femme est assise en sous-vêtements sur un lit d'hôtel.
Elle n'a pas encore déballé son sac de voyage ni sa valise.
La femme, dont les traits du visage sont plongés dans l'ombre, est en train de lire un dépliant, probablement une carte routière.
Elle semble indécise, presque désemparée, sans secours.
La mélancolie des gares et des chambres d'hôtel anonymes, du voyage infini et sans destination, enveloppe cette scène figée.
Des choses vues, pour citer Victor Hugo, qui a si magnifiquement parlé de la vieillesse, il y en aura dans ce texte, qui s'apparente plus à un carnet de notes, à un vagabondage amoureux au pays de la littérature et de la poésie, à une enquête dans des lieux dits de "retraite", ouverte au charme des rencontres et au hasard des questionnements qu'à un livre savant.
La lecture entre femmes, écrite par des femmes pour des femmes, tisse, en effet, un lien de solidarité qui inquiète bien des hommes - hommes de loi, hommes d'hygiène, hommes de moeurs, hommes d'Eglise. Tous à leur manière, ils vont s'alarmer des femmes qui lisent, avant de les marginaliser, de les désigner comme différentes, atteintes de névroses diverses, affaiblies, exténuées par un excès de désirs artificiels, propres à succomber, proies rêvées d'un monde décadent et déliquescent, mais si vénéneux et si puissant érotiquement qu'il pourrait entraîner un brouillage d'identité sexuelle, une dévalorisation des codes moraux, une destabilisation de la place assignée à chacun dans un monde où le propriétaire est le père, le bourgeois, l'époux.