Cet homme qu'on allait juger était de ces assassins particulièrement lâches qui tuent de loin avec les mains des autres. Sa disparition devait sauver beaucoup de vies et les meilleures. Mais de penser qu'il fût d'avance condamné et que je fusse l'un de ses accusateurs me faisait regarder le monde autrement. D'une âme assez tranquille, j'avais parlé de guerres, de révolutions, mais est-ce que je me représentais ces choses, ou si seulement je remuais des mots plus lourds, plus tragiques. Pour la première fois je réalisais ce que pèse une vie humaine.
Mais je ne vis jamais femme plus abandonnée, plus adorante. Vraiment, oui, elle trouvait tout bien et beau. Qu'elle n'eût jamais connu de vrai plaisir, de vrai désir, j'en pouvais au moins douter. Si c'était son esprit seulement qui se vouait à cet homme, ah ! comme cet esprit devait pousser ses racines dans la chair pour qu'elle sourît ainsi de ce sourire de femme apaisée.
Carlotta reprochait à Alessandro d'être lâche et livré à mille faiblesses bourgeoises : le goût des mots, la peur des responsabilités, cette complaisance pour ses amis qui est la pire forme de la trahison. Elle disait qu'il pouvait, oui, risquer les Îles, la prison, le poteau ; que c'était bien facile de finir ainsi en une fois, d'avoir du courage ; mais qu'il avait peur des remords, comme un enfant du loup-garou.
En fait, je disais que je venais au communisme par les voies de la doctrine, mais je sais maintenant que ce qui me persuadait, c'étaient les tristes images de la vie : une ouvrière éblouie devant de faux bijoux, l'air content d'un garçon livreur mal lavé, les queues des cinémas, tout ce qui montrait la bourgeoisie appâtant les pauvres avec son matérialisme veule et l'appétit de la perdition.
C'est environ ce temps que je quittai le parti communiste. Santiago haïssait cette machine en forme d'armée où les statuts s'apprennent comme un règlement militaire, où l'on commente la doctrine comme des ordres de service, où les ouvriers ont changé de généraux. Il disait que ceux-ci préparent une nouvelle servitude et les nommait candidats-dictateurs et politiciens.
N'est-ce pas ainsi ? Un jour que nous cherchions une explication de ce monde étrange qui se détruit sans cesse et qui va, aujourd'hui, menaçant ses valeurs les plus pures, nous avons lu Marx et compris cette révélation. N'êtes-vous pas, comme moi, venu au communisme par le jeu de votre raison ?
La vérité n'est-elle point morcelée en milliards d'éclats, comme le verre – une vérité pour chacun, un éclat dans lequel, suivant des angles de réfraction jamais pareils, vient se mirer le monde ; et le vérité de l'un, aux profondeurs où certaines âmes peuvent descendre, ne vaut-elle pas la vérité de chacun des autres ? L'humanité n'est-elle point un peuple de solitudes ? Et que ces solitudes se parlent et croient se comprendre, n'est-ce point mirage et mystification ?
Soudain, il dit :
- Je demeure dans Moabit. Nous ne sommes pas loin. Venez chez moi. Nous dînerons.
Je crois que si cette invitation se fût formulée de n'importe quelle autre manière, je l'eusse refusée d'un prétexte. Mais il avait prononcé sa phrase tout d'une traite, trop haut, avec ce courage des timides qui font leur vie à coups de petits irréparables et n'arrivent à s'obéir qu'ainsi.
Pendant le dîner, Lola avait demandé à Hervé, une fois de plus, ce qu'était une « ducasse ». Impatienté, Hervé avait répondu laconiquement :
- Je te l'ai dit dix fois, Lola. C'est ainsi qu'on nomme la fête patronale du saint de la paroisse, dans nos pays du Nord, en Flandre, en Hainaut, en Artois.
Quarante années d'enseignement ! Quarante années dans une école, au fond d'un village, mois après mois, jour après jour, entre le tableau noir et les rangées de bancs usés, où les générations de rustres venaient se nourrir de son cerveau, de ses nerfs, de sa vie.