Mouloud Feraoun - Sur Albert Camus
En somme, à Tizi, on se connaît, on s'aime ou on se jalouse. On mène sa barque comme on peut, mais il n'y a pas de castes. Et puis, combien de pauvres se sont mis à amasser et sont devenus riches ? Combien de riches se sont appauvris promptement avant d'être ruinés par Saïd l'usurier, que tout le monde respecte, craint et déteste. Il aura son tour, bien sûr, il mourra dans la mendicité. La loi est sans exception. C'est une loi divine. Chacun de nous, ici-bas, doit connaître la pauvreté et la richesse. On ne finit jamais comme on débute, assurent les vieux. Ils en savent quelque chose.
Les pères de famille qui passent leur temps à essayer de satisfaire les petits ventres peuvent-ils s’occuper également des petites cervelles?
C'est ainsi que j'ai fait la connaissance avec la morale et le rêve. J'ai vu le juste et le méchant, le puissant et le faible, le rusé et le simple. Ma tante pouvait me faire rire ou pleurer. Certes je n'aurais jamais compati d'aussi bon cœur à un vrai malheur familial. Le destin de mes héros me préoccupait davantage que les soucis de mes parents. Tout cela parce que ma tante s'y laissait prendre elle-même. A l'entendre raconter, on sentait qu'elle croyait à ce qu'elle disait. Elle riait ou pleurer tout comme son neveu.
La vie , c'était cela: le doute lancinant , le tourment , le remords qui empêche de dormir ou qui vous réveille en sursaut . La vie c'est aussi l'image souriante et douce jusqu'aux larmes .
Et les animaux ,tu sais, Madame , ce n'est pas comme nous . Ils ne mordent jamais la main qui les nourrit ou qui les caresse
L'enfant ne fait pas grand cas en général de la tendresse de ses parents. C'est pour lui chose acquise. Il n'y pense même pas, il s'en lasse lorsqu'on le gâte. Il aspire à des affections supplémentaires : il fait des avances, cherche des amis, l'ingrat veut donner son petit cœur ; il est prêt à trahir sa mère, à préférer un autre homme à son père, pourvu qu'il trouve quelqu'un de sûr. Ses naïfs élans butent contre l'indifférence des grandes personnes : il ne rencontre que la déception, source d'une première amertume. Dans les familles nombreuses, les frères sont tous rivaux. Quant aux parents, leur souci constant est la lutte pour le couscous quotidien ou la gandoura annuelle. Ils sont nombreux, ces cœurs d'enfants qui ne sont jamais ouverts et qui demeurent gros de tendresse renfermée.
Le pauvre finit toujours par comprendre que la pauvreté n'est pas un vice .Ce n'est pas un vice mais un état qu'il faut remplir,tout comme un autre.Il a ses règles qu'il faut accepter et ses lois auxquelles il faut obéir pour ne pas être un mauvais pauvre.
Lorsque le Kabyle revient dans sa montagne après une longue absence, le temps qu 'il a passé ailleurs ne lui appartient plus que comme un rêve . Ce rêve peut être bon ou mauvais, mais la réalité, il ne la retrouve que chez lui, dans sa maison, dans son village .
Je préfère mourir parmi les miens plutôt que de les regarder souffrir . Pourquoi mourir en traître puisqu'on peut mourir en victime ...du moins je ne serai pas envahi par un silence plus coupable encore .
En somme, mon enfance de petit Menrad, fils de Ramdane et neveu de Lounis s'écoule banale et vide comme celle d'un grand nombre d'enfants kabyles. J'ai gardé de cet âge, pour tout souvenir, un tableau qui me semble uniforme et terne et que j'évoque chaque fois sans y trouver ni charme ni émotion excessive. Je me revois ainsi vêtu d'une vieille gandoura décolorée par les mauvais lavages, coiffé d'une chéchia aux bords effrangés et crasseux, sans chaussures ni pantalon, parce que, dans ma mémoire, c'est toujours l'été. Les pieds sont noirs de poussière, les ongles de crasse, les mains de taches de fruits; la figure est traversée de longues barres de sueur séchée; les yeux sont rouges, les paupières enflées.