1/5 L'émission À voix nue diffusée du lundi au vendredi sur France Culture se consacre pendant une semaine à délivrer sous forme d'hommage des entretiens avec le poète, islamologue, essayiste et romancier, Abdelwahab Meddeb.
1) Portrait du poète en soufi : diffusion le 22 décembre 2014.
Par Christine Goémé. Réalisation : François Caunac. Attachée d'émission : Claire Poinsignon
Cette série d'émissions a été enregistrée dans d'étranges conditions : notre ami, Abdelwahab Meddeb, était très gravement malade et se savait perdu. Mais il avait décidé de faire face jusqu'au bout.
Né à Tunis en1946, Abdelwahab Meddeb était philosophe, romancier, essayiste et homme de radio. Il est mort à Paris le 6 novembre 2014.
Dans son émission hebdomadaire du vendredi, « Cultures d'Islam », il a fait connaître pendant 17 ans tous les aspects de l'Islam spirituel dont il mobilisait avec un savoir immense les ressources poétiques, esthétiques et théoriques. Sa conception de lIslam était l'antidote le plus efficace contre l'Islam radical. Il a analysé dans plusieurs livres importants, ce qu'il appelait « la maladie de l'Islam ». Lui-même se réclamait d'une tradition bien plus riche et bien plus ancienne, celle du soufisme, incarnée notamment par la figure du grand maître de la fin du XII° siècle et du début du XIII°, Ibn'Arabi. Pour Ibn'Arabi comme pour Abdelwahab Meddeb, l'essence divine est certes une et inconnaissable, mais elle se dévoile dans la diversité des créatures. Abdelwahab aimait citer ce vers d' Ibn'Arabi : «Mon cur est capable d'accueillir toutes les formes ».
Cette branche de l'Islam, pour laquelle la femme est un guide vers le Beau et vers l'amour, promeut l'hospitalité, l'accueil de l'étranger, la générosité, la bienveillance, le dialogue, et le débat, et bien entendu la sagesse et la connaissance. Cet Islam-là place au coeur de son dispositif l'imagination créatrice : Abdelwahab Meddeb était avant tout poète... Son dernier livre, paru quelques jours avant sa mort, s'intitule Portrait du poète en soufi (éd. Belin).
Source : France Culture
+ Lire la suite
La passion de l'instant
ce plein entre deux vides
c'est ce qui nous est offert
pour jouir en plénitude
l'offrande d'une éternité fugace
capturée telle une proie
avant qu'elle s'évanouisse
happée par le néant
telle est la gloire qui se donne
où ta souveraineté croît
là nous nous sommes rencontrés
là nous nous rencontrerons
où concourent les exclusivités
vivre l'un au sein du multiple
rien sinon cette capture de l'instant
où la passion s'épuise et se renouvelle
à la fusion succède la séparation
puis c'est encore l'union
à la rencontre du noyau où survit le moi
pour de nouveau cingler au large
sur le bûcher où les corps se consument
et se retrouver
malgré la distance
malgré l'absence
sans autre recours
c'est le bonheur
à l'horizon du tragique
(p. 43)
Christian Jambet, l'un des rares penseurs qui maîtrisent la tradition philosophique occidentale et islamique, dans ses versions arabe et persane (il est spécialiste des néoplatoniciens de Perse), enseigne notamment à Hec. Beaucoup de ses étudiants viennent de pays francophones comme la Maroc ou le Liban. Lorsque Jambet présente à son public des pensées émanant du Moyen Age islamique, et surtout lorsqu'il évoque la tradition herméneutique, très souvent ses étudiants musulmans, futurs gestionnaires du "grand capital", protestent et l'interrompent en affirmant que de telles doctrines ne peuvent appartenir à l'islam. En agissant ainsi, ils révèlent l'influence vvahhabite: amnésiques de leur propre culture, ils se croient les dépositaires du vrai islam. Et la diffusion d'un tel islam provient de l'Arabie Saoudite et de ses pétrodollars, et il prospère sur l'accumulation des échecs dont j'ai déjà dénoncé les méfaits.
Le soufi n'a pas peur de dépasser les frontières de sa communauté pour s'adresser et s'identifier à l'homme, tout homme; quelle que soit sa croyance ou son appartenance. Il se permet aussi de puiser la sagesse où elle se trouve. Il ne détermine pas l'être moral par la seule appartenance à l'islam.
A travers l'exemple des bouddhas se révèle encore une fois le fossé creusé par les intégristes wahhabites, schématiques et unidimensionnels, pour s'éloigner de la tradition d'islam, polyphonique, interrogative, problématique, plurielle dans les réponses.
Tel est l'écart entre l'islam ancien, intelligent et aimable, et les formes politiques de l'islam actuel, bêtes et détestables.
A cette aune se mesure la distance qui sépare l'homme du ressentiment, réagissant pour abolir l'altérité, et le sujet souverain, osant se confronter à l'autre dans sa différence, pour approfondir la connaissance de soi et entretenir la diversité du monde.
De telles occultations caractérisent justement l'enseignement wahhabite, destiné à instaurer une amnésie généralisée.
"Je me promène fier parmi mes contemporains sans lever les yeux sur l'un d'eux.
Je suis libre, maître et souverain, ma cuirasse c'est l'habit de l'ascèse."
On remarquera avec quel discernement Sade n'associe pas le péril purificateur au seul islam : il en fait un problème universel et menaçant dès lors qu'au nom de la lettre pure, en quelque religion que ce soit, le zélateur cherche à créer un mouvement révolutionnaire et insurrectionnel.
Appeler à conduire les affaires humaines au nom du dieu ne peut qu'engendrer des fanatiques capables de tous les désastres.
Cependant, un seul aspect a semblé rédhibitoire au poète allemand; c'est le despotisme de Dieu dans son interprétation islamique et le modèle qu'il constitue pour la figure qui incarne l'autorité politique; il en parle dans les notes et dissertations qui doublent le volume des poèmes de son Divan:
"Mais ce qui n'entrera jamais dans l'esprit des Occidentaux, c'est la servilité spirituelle et corporelle envers un seigneur et maître qui dérive des temps les plus anciens, où les rois prirent d'abord la place de Dieu (...) Quel Occidental pourra trouver supportable que l'Oriental non seulement frappe neuf fois la terre avec son front, mais livre sa tête au bon plaisir du roi pour qu'il en use selon son caprice ?"
Nous retrouvons finalement avec cette remarque l'incompatibilité occidentale avec le despotisme orientale.
Il y a dans les révélations monothéistes une part guerrière, fanatique, violente, redoutable. C'est cette face que la maladie favorise. De ce point de vue, le Coran est un livre analogue à la Bible telle que la redécouvre Voltaire dans son Traité sur la tolérance. Et la maladie repérée par Voltaire chez ses coreligionnaires relève, elle aussi, de l'état maniaque:
"Le grand moyen de diminuer le nombre de maniaques, s'il en reste, est d'abandonner cette maladie de l'esprit au régime de la raison, qui éclaire lentement, mais infailliblement les hommes."

J'aurais renvoyé de tels propos à leur vanité, à leur inanité, à leur pauvreté logique et conceptuelle, s'ils ne constituaient pas un redoutable vecteur pour la diffusion de la haine, laquelle, depuis le 11 septembre, s'avère capable de porter le crime à son sommet. (...)
Dans le texte d'al-Banna', on repère la matrice de l'anti-occidentalisme, qui s'exprime à travers un discours élémentaire, assénant ses convictions comme des évidences. Nous avons constaté combien le discours d'Ibn 'Abd al-ahhâb, homme du XVIIIe siècle, était pauvre au regard des maîtres médiévaux, et nous voici,, avec ce texte écrit en 1946, face à un discours encore plus pauvre. La médiocrité se creuse, elle est sans fond. Le nivellement par le bas semble être le signe du malheur où l'on reconnaît un des symptômes de la maladie de l'Islam. Avec pareille citation, le lecteur se trouve face à un échantillon pathétique des discours rudimentaires accueillis par les oreilles avides des semi-lettrés minés par le ressentiment.
On sous-estime le rôle et la présence des femmes dans le soufisme. Il fut depuis toujours plus important qu'on le croit, même si les femmes ne sont pas nombreuses dans les biographies des saints. (...)
L'anonymat est un des signes de la haute spiritualité, de l'exemplarité de la sainteté féminine