Citations de Alain Leblanc (64)
Avoir des dettes était un luxe au-dessus de nos moyens et ma mère n’était pas femme à vivre au-dessus de ses moyens. Elle préférait la sécurité d’une vie de privations répétées aux affres des lendemains d’excès. Sa vie ignorait ces grands coups de mistral qui amènent le beau temps, elle ne connaissait que les ciels uniformes des régions où il ne vente pas mais où le soleil ne se montre jamais non plus. Ma mère n’eut jamais qu’une obsession durant son existence : être dans la norme.
La pauvreté rend parcimonieux et la plupart des gens qui me gardaient, comme les Regnard ou même les Durandet, songeaient davantage à faire du bénéfice sur mon dos qu’à me rendre heureux. Pourquoi l’aurais-je été alors qu’eux-mêmes ne l’étaient pas ? Ce privilège appartenait exclusivement à ma mère et la sollicitude de Madeleine m’apprenait aujourd’hui qu’il pouvait être partagé par d’autres, ce qui me laissait songeur.
L’après-midi s’acheva par une promenade dans le parc. Madeleine avait remis au lendemain les corvées ménagères qui étaient son lot quotidien afin de me tenir compagnie. Nous poussâmes jusqu’à un étang où pleuraient quelques saules, précédés de Loulou qui ne me quittait plus d’une semelle et décrivait autour de nous des petits cercles réguliers, nous aboyant après pour nous faire presser la cadence.
— Ça va lui faire du bien d’avoir un compagnon, dit Madeleine.
Et pour elle-même, soudain grave :
— À moi aussi ça va me faire du bien.
Au-delà de l’étang, c’était la forêt. La propriété y dessinait une modeste enclave. Madeleine me mit en garde contre les renards qui rôdaient parfois le soir.
Les pauvres ne l’intéressaient pas. Ils mouraient comme ils avaient vécu : dans la plus totale solitude et le plus complet dénuement. Même dans la mort, ils restaient économes et discrets, habitués depuis toujours à rogner sur tout. Dans les enterrements de pauvres, on ne déjeunait pas. Et quand il arrivait qu’on déjeunât, les places étaient comptées, de sorte qu’il était bien difficile de se faufiler parmi les invités sans se faire repérer.
Le pauvre avait bien compris que la bataille serait dure, que ma mère était de ces femmes qu’on apprivoise difficilement et qu’il n’aurait pas trop de toute sa patience pour venir à bout de sa résistance. Seul le temps lui permettrait de gagner dans ce terrible jeu des sentiments où échouer vous rend le plus misérable des hommes. Peut-être, à force de le voir là ,s’habituerait-elle à sa présence ? C’est dans cet espoir secret qu’il s’efforçait déjà de lui faire oublier ses nombreux kilos, prêt à montrer autant de discrétion, de patience, d’adresse et d’obstination qu’un chat. Lesquels ont cette vertu très personnelle de se retrouver vautrés sur vos genoux sans qu’on puisse dire à quel moment ils s’y sont installés ni comment ils y sont parvenus.
Si elle plaisait, ce qui était certain, elle n’en profitait pas. Et seul le sentiment d’avoir rencontré le grand amour auquel rêvent naïvement les jeunes filles pouvait justifier qu’elle se soit laissé entraîner à aimer mon père. D’ailleurs, comme elle le disait, elle aurait su qu’il était marié, jamais elle n’aurait encouragé leur liaison. Hélas – ou peut-être tant mieux car cette passion était la seule chose peu ordinaire qu’il lui avait été donné de vivre dans l’existence –, elle l’avait su trop tard.
Ma mère était une de ces femmes brunes à la peau blanche et transparente, aux traits réguliers et racés et aux yeux clairs sensiblement bridés, comme on en rencontre en Irlande ou en Écosse. Son nez était droit, son front haut, son profil sévère et sa bouche petite et étroite comme celle d’une poupée. Elle était excessivement mince et se sanglait volontiers dans des tailleurs stricts.
Avec le temps on se fait une raison et même on s’attache. L’habitude, ça crée des liens. Au point que j’étais devenu la chose la plus importante de sa vie. N’empêche, elle s’en serait passée. D’ailleurs elle ne m’avait pas vraiment accepté, elle s’était simplement résignée à me voir naître. Comme elle se serait résignée à me laisser mourir dans son ventre. Elle ne savait pas choisir, elle laissait ce soin à la vie, semblable à une frêle embarcation qui vogue au gré des courants et ignore que la volonté humaine a trouvé des solutions pour aller d’un point à un autre malgré les vents contraires.
L’amour n’aime pas les complications. Il n’aime que le plaisir. Il se mange comme un fruit dont on jette la partie pourrie. Elle avait bien essayé de s’en défaire elle aussi de cette partie pourrie, mais le noyau du fruit était dans son ventre. Elle avait avalé plein de saloperies pour l’éliminer. À s’en rendre malade et moi avec.
Pendant cinq ans, il lui avait caché qu’il avait une femme, des enfants, pendant cinq ans il lui avait fait croire qu’il l’aimait. C’était facile. Les hommes, tant qu’il s’agit de tirer un coup ! Elle ne le disait pas évidemment, mais elle avait des silences qui étaient à eux seuls toute une conversation.
L’amour pardonne tout, sauf qu’on se quitte. Elle aurait cent fois préféré être malheureuse avec lui… que sans. Je sentais bien qu’elle n’arrivait pas à lui en vouloir. Et pourtant il avait fui lâchement, il s’était comporté comme le plus odieux des hommes. Elle se le répétait comme si elle cherchait à s’en pénétrer.
Mais je réalisais tout à coup qu’elle pouvait envisager la séparation comme une solution. Or, s’il y a une chose dont j’étais sûr, en dépit de mon peu d’expérience, c’est que la séparation n’est jamais une solution quand on s’aime.
La résignation est un sentiment qu’il vaut mieux inculquer dès leur plus jeune âge aux enfants de pauvres.
Ce qu’elle était à ses propres yeux ne comptait pas. Seul comptait le regard des autres. Celui de l’épicière, celui de la gardienne, celui des voisins. C’était une situation bien difficile à assumer car les gens sont trop malheureux dans l’ensemble pour ne pas se réjouir du malheur des autres.
Si elle avait été un homme ou si seulement elle en avait eu un à la maison, un qui serait allé l’attendre à la sortie des magasins, eh bien il ne l’aurait pas tracassée comme ça, le Michu ! Parce qu’il faisait le caïd avec les femmes, mais il fallait le voir devant les hommes. Là, il ne la ramenait plus. Il aurait eu trop peur de se prendre une raclée. Elle n’était pourtant pas méchante mais elle avait souvent souhaité qu’il s’en trouve un, un jour, pour lui régler son compte. Il le savait bien, cette vache, qu’elle avait des problèmes, qu’elle était toute seule pour élever son môme et qu’elle habitait en banlieue.
Les horaires ! C’était sa bête noire. Une bête qu’elle avait longtemps chevauchée sans jamais réussir à l’apprivoiser et qui lui avait causé bien des frayeurs. Celle de me retrouver à l’attendre près d’un réverbère, guettant sa silhouette familière dans le gouffre noir des soirs d’hiver. Ou celle, plus angoissante encore, de devoir affronter Michu, son chef de service. Un sale type qui la tyrannisait parce que c’était une femme et qu’elle n’osait pas se rebiffer. Car elle y aurait perdu sa place et, même si ce n’était pas une bonne place, ça valait mieux que pas de place du tout.
Je découvris à cette occasion que les grands yeux fauves de Lucien Regnard pouvaient parfois s’éclairer d’une lueur d’humanité. Son jardin, seule passion de son existence, avait l’extraordinaire pouvoir de lui faire oublier toute agressivité. Une passion que je finis par contracter à son contact et qui me le rendit un peu moins antipathique à mesure qu’il me la faisait partager. Curieusement, cette brute était capable de la plus grande délicatesse lorsqu’elle cueillait des fraises.
Ma mère pouvait supporter toutes les peines et toutes les injustices du monde pourvu qu’elle s’abritât derrière cette excuse : elle n’avait pas le choix. C’était un sentiment plus fort que son amour pour moi, plus fort que sa souffrance et elle s’y pelotonnait comme la marmotte se fait un havre de paix au fond de son terrier.
(…) les meilleures leçons venaient des poètes qui savaient mettre dans les choses du corps juste ce qu’il fallait d’esprit.
Il y avait trop d’années qu’il peinait sous le même fardeau, à marcher sur la même terre qui toujours enfonçait sous ses pieds. Ce genre de courage n’était pas payé comme il méritait. Il ne se voyait pas.
La chance connaît son affaire. Elle est rarement du côté de celui qui perd.