Gay-Marseille a réalisé l'interview de Alexandre Bergamini écrivain de plusieurs romans : Cargo mélancolie, Retourner l'infâme, et le dernier livre Sang Damné.
Alexandre Bergamini a voulu partager sa vie Avant et après avoir eu le Sida.
Je descends au hameau, remonte la colline qui surplombe la vallée du Rhône. La chapelle romane perchée au-delà des brumes des anciens marais. Le cimetière du village que le soleil illumine. Je rejoins la tombe insignifiante. 1962-1980. Une vie dans les tirets.
L'ordinaire transformé pour toujours par un frère.
Je n'ai pas d'autre visage
que l'ombre du tien.
Ton visage blanc à venir.
L'orageuse lumière de ton visage.
Toi que je vois quand je m'imagine.
Mon visage envouté par le tien.
Ton regard contient juste assez d'oubli
pour m'inventer.
Cadavre, tu restais mon frère.
Liens entre le nazisme et les démocraties modernes : faire table rase du passé, de la mémoire et de la culture ancienne, faire de la place à une économie "nouvelle".
" Toute la société, l'organisation de cette société nous pousse à l'oubli ; elle nous pousse à l'avenir. Regarder le passé, c'est être contre-productif.
S'intéresser à la mémoire est une subversion, un refus de se soumettre".
W.G. Sebald
Rien ne peut être ce qu'il est, ce qu'il est seulement. Cela ne suffit pas à la vie, cela ne suffit à personne. Seules la bonté et la poésie de l'existence nous comblent. Le manque délimite notre être. Ici, je le reconnais, en chacun.
Je me considérais comme un héros sacré et intouchable ; j'étais aimé des dieux. Depuis la mort de mon frère, je crois que la vie me doit quelque chose. Comme si la vie me devait ce que je n'ai plus, ce que j'ai perdu. Comme si la vie me devait la vie.
Cette odeur est l'odeur de l'Inde dont j'ai rêvé ; celle que décrivaient Pasolini et Moravia. Leurs deux récits indiens dans ma mémoire. Impossible qu'Elsa Morante qui voyageait avec eux n'ait rien écrit, il manque un récit au trio d'amis. Cette odeur, une seconde peau de littérature, et un voile de puanteur réelle, de moiteur poisseuse qui colle à la peau.
Un papillon se pose sur ma main, sur mon visage. Il me butine le dos, les jambes les reins, les pieds. Ses pattes légères se posent et sa trompe se désaltère aux gouttelettes d'eau fraiche. Que demander de plus à la vie ? Une belle maison ? Un salaire ? Un amour ? Nous ne sommes jamais à la hauteur de ce qui nous est accordé.
Papillon qui bat des ailes
je suis comme toi
poussière d'être
Kobayashi Issa
La forêt de bouleaux tachetés, de peupliers, terre de mousses touffues et humides, d'une herbe courte, verte, vive. La senteur des lichens, des écorces. Le ciel, la brise dans les cimes, les feuillages, le chant des coucous, les piverts, les écureuils. Enveloppe d'une étrange douceur. Le corps d'une forêt en paix. Je m'allonge dans un rayon, m'endors contre l'écorce d'un peuplier, dans l'humus. L'enfance retrouvée. p 26
Ce que l'on écrit arrive. Ecrire emporte tout sur son passage. L'écriture est marquée du sceau de la perte.
(...) Ma gorge se noue. Des larmes sur mes mains glissent sur le sol. Mes premières larmes depuis quinze ans. Elles relient des aqueducs souterrains. La possibilité de retrouver un mort dans un vivant. La vie dans l'absence. La vie dans la perte.
Voyager c'est apprendre à disparaître. p 56
Entre les tentes, les familles et les équipes, on sourit timidement, on me propose victuailles et boissons. Nous échangeons sans parler ou peu, nous nous parlons sans un mot. Douceur des rapports, distance et respect, aucune familiarité. Etre avec et s'extirper de la réalité en un instant, sans difficulté. Perméable sans être ni se sentir envahi par les autres. Ouvert aux autres sans être obligé de se protéger d'eux.
Nous nous asseyons pour boire un thé chaud à l'abri. Une très vieille Japonaise toute en courbes nous sert, puis elle s'assoit en retrait près de la fenêtre et regarde la pluie tomber. Il n'y a pas de musique, il y a le silence. nous sommes seuls dans un salon, deux tables basses, des coussins, de vieilles photographies d'avant-guerre, de Tokyo, une photo d'elle jeune, émouvante. Le goût si fin, si délicat du thé réveille le sensible, l'endormi, le souterrain. Le moins éveille le plus : c'est peu et c'est parfait. Le trop nous endort et finit par nous anesthésier. (...) Comment apprend-on la présence au monde ? Comment reconnait-on la saveur du temps qui travaille en nous ? La plénitude découle-t-elle de chocs successifs, de la perte définitive, e l'acceptation de sa propre perte, de sa disparition même ?(...)
Nous partons et la petite vieille nous accompagne sur le seuil de sa porte. Par son regard légèrement décalé et trouble dans le vide, Je réalise qu'elle est aveugle. (...) Je la salue doucement, je sais qu'elle ne nous voit pas. On pense avoir bu du thé. On a partagé plus que cela.