Aloysius Wilde

« Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyens engagés et réfléchis puisse changer le monde. En réalité, c’est toujours ce qui s’est passé ». (Margaret Mead, anthropologue américaine).

« Le monde contient bien assez pour les besoins de chacun, mais pas assez pour la cupidité de tous. » (Gandhi)

Christine Diamant se tait. Elle a été spécialement formée pour gérer les situations de crise. Souvent mobilisée sur les scènes d'accidents graves, d'agressions violentes ou d'attentats, elle sait que l'annonce de terribles nouvelles provoque un choc inouï sur les victimes et sur les proches. Les sujets subissent une tension extrême et réagissent chacun à leur manière. Il faut donner du temps au sujet afin qu'il intègre l'information et qu'il expulse sa réaction.

Car, soyons lucide, être édité chez Dormeuil est bien plus valorisant que d'obtenir une légion d'honneur, que n'importe quel industriel véreux obtiendrait facilement en cirant les pompes d'un sénateur de droite.

L'homme passe à l'arrière. Divan monte son col devant son nez pendant que son comparse ouvre la porte latérale côté trottoir. Il passe sa cagoule, enfile ses gants et arme son pistolet à impulsion électrique. Le jeune homme sort aussi ponctuel qu'un train japonais et s'engage sur le trottoir.

Ho Ho Kus, non, mais franchement ça ne ressemble à rien. On dirait une marque de boisson lactée. Vous avez le numéro de téléphone de l'inspecteur qui s'occupe de cette affaire ?

- Tenez, inspectrice, ma mère vous a préparé un cake pour vous remercier, dit le grand black en lui tendant le gâteau joliment empaqueté dans un torchon en vichy rose et blanc.
L'inspectrice saisit la pâtisserie en se disant qu'elle pourra toujours la refiler au capitaine Dobey.

Je suis tellement terrifié que je m'urine dessus. Je voudrais lui dire quelque chose. Mais j'ai beau chercher, je n'ai rien à avouer. Au coeur de cette folie; malgré ma défonce, je comprends que s'ils te cherchent, c'est que tu es vivante. Alors un bonheur incroyable pigmente toute mes cellules. Je me mets à rire à gorge déployée.

Elle tourne lentement la tête vers moi. C’est la femme déglinguée dans toute sa perfection. Ses traits sont fins. Ses yeux verts pailletés d’or sont soulignés par un large trait de khôl qui lui donne l’air triste et décillé d’une biche déboussolée. Je ne peux pas la quitter des yeux. Elle se caresse les lèvres avec le gras du pouce tout en me regardant à son tour. C’est la femme synthèse : mélange de cynisme, de désespoir, d’insatisfaction instable et de séduction fatale

Dès le lendemain matin, la presse et les chaînes concurrentes feront leurs titres sur cet évènement. Comme si les débordements d’une femme étaient plus importants que la faim, les guerres ou la politique !

Adielle est tout simplement téléfantastique. Elle porte la robe Mondrian de Yves Saint Laurent, sa coiffure réalisée par David Mallett a pris plus d’une heure. Le maquillage est discret, presque susurré. La femme qui se trouve face au docteur Langlois est stupéfiante de féminité, d’originalité et de séduction. Le chirurgien avale sa salive et essaie tant bien que mal d’afficher une certaine respectabilité. S’il ne se retenait pas, il sauterait sur Adielle Acker et, en même temps, il briserait sa carrière et son mariage. Mais pour le moment il contrôle ses pulsions animales. Il veut se donner l’image du professionnel de santé, efficace, impliqué et un tantinet social.

Il va le harceler pendant, disons, quatre heures, peut-être plus. Vérifier chaque détail, même le plus infime. Reposer plusieurs fois la même question. Sortir du bureau à plusieurs reprises pour le laisser mariner. Revenir une troisième fois sur des éléments déjà abordés. Laisser des silences très longs après chaque réponse. Il va l’user jusqu’à la corde.

Adielle devrait dormir. Elle le sait. Elle doit récupérer pour être fraîche et alerte dès le premier briefing. Elle a formellement refusé que le présentateur du matin prenne la relève. C’est mon sujet, a-t-elle affirmé face au boss qui n’a pas insisté. Cependant, elle n’arrive pas à dormir. C’est très inhabituel pour elle. Adielle est une mécanique implacable. Pour s’endormir, la journaliste utilise une technique de programmation consciente qu’elle maîtrise parfaitement. Cette méthode lui permet de faire décrocher ses pensées pour imposer méthodiquement le sommeil.

Il affiche un rictus d’agacement. Une ombre de jalousie peut-être ! La jalousie de ne pas avoir traversé la cour pour sauver son fils, de ne pas être la victime, de ne pas être le centre d’intérêt. D’être un homme comme les autres. Le réalisateur fixe cette image et lance le générique.

Il sait déjà que, demain ou la semaine prochaine, la presse, la radio et surtout les télés concurrentes ivres de jalousie et embourbées dans leur conservatisme attaqueront sa protégée. Des titres du type : « Adielle Acker est-elle folle ? » ou « Faut-il arrêter Adielle Acker ? ». Ce n’est pas ça qui l’inquiète. Au contraire, il sait très bien que plus les autres défieront sa ligne éditoriale, plus sa part d’audience et sa notoriété augmenteront.

Le visage d’Adielle n’est plus que souffrance. Ses yeux sont embués. Elle voudrait continuer, mais elle ne peut pas. Elle se concentre comme elle peut sur la conduite. L’image est simplement somptueuse. Des larmes, ce sont des larmes qui coulent sur ses joues. Le réalisateur active le baroscope et passe en slow motion à mille images par seconde.

C’est un pur chef-d’œuvre. Du jamais vu dans l’histoire de l’information.
Le régisseur hurle sur Fanfan quand elle lui donne sa liste de courses : « Comment veux-tu que je trouve tout ça aussi vite ? C’est de la folie ! » Mais comme toujours, apparaître au générique du direct de DK7 et sur le look d’Adielle ouvrira toutes les portes, comme par miracle.

Le journaliste regarde ce champ de ruines. Il est comme tous ceux qui travaillent avec elle. Il déguste son insolence. Il savoure sa folie. Et il se délecte d’avoir seulement le droit de la côtoyer.

Elle a déjà vu cette scène de pure démence lors des attentats de Charlie Hebdo. C’est une bombe d’émotion brute qui explose dans le cœur d’Adielle face à toutes les injustices. Elle marmonne maintenant. C’est un extrait du Kaddich qu’elle récite en se frappant la poitrine. Fanfan s’est recroquevillée dans un coin. Elle regarde cette œuvre multiculturelle, complexe et intacte.

Adielle est endormie sur la couchette. Elle est capable de saccader son sommeil en phases courtes. C’est une technique qu’elle a apprise à l’armée. Elle entre dans un sommeil profond et réparateur quasiment instantanément et se réveille alerte et disponible vingt minutes plus tard. Elle peut répéter l’opération à volonté et donc rester fraîche sur plus de vingt heures sans interrompre ses activités. Les gens qui travaillent avec elle ont souvent du mal à suivre.