Anais Jeanneret lit un extrait de son livre "La solitude d'un soir d'été" (Ed. Albin Michel 2013).
Lorsque j’observe les passants ou ceux qui lézardent comme moi à la terrasse des cafés, je leur imagine un destin. Je trouve à chacun son histoire. Car chacun est un héros. Tous ont connu l’émerveillement d’une rencontre, le chagrin auquel on pense ne pas survivre. Tous ont aimé et ont été aimés. Ce vieillard qui avance à petits pas, plié en deux, a autrefois étreint de jeunes beautés et fait tourner les têtes. Ceux-là viennent de se rencontrer et n’osent rien que des sourires. Leur histoire commence à peine. Pour d’autres, la fin semble déjà scellée. Certains cherchent la paix au milieu de la foule anonyme quand d’autres espèrent briser leur solitude. Cette femme trop maquillée attend un inconnu dont elle ne connaît que la photo postée sur le site de rencontre par lequel ils ont engagé une relation virtuelle. Parfois nos regards se croisent. Alors, je sais qu’un même sang nous parcourt, que nous formons un tout. Nous sommes d’infinies particules reliées les unes aux autres, agglomérées malgré nous dans une force qui nous dépasse. Jeunes ou vieux, hommes ou femmes, heureux ou malheureux, cela ne fait aucune différence. Nos existences sont chahutées, nos destins se ressemblent et s’entremêlent dans notre quête du bonheur. Parfois, nous le frôlons. Par instants, nous l’atteignons. Mais à chaque seconde, cet espoir nous porte vers le jour suivant.
Les enfants rient, le soleil nous réveille, et le printemps revient toujours. c'est l'aventure humaine. Ailleurs, il y a bien pire. Il y a d'autres chagrins, d'autres drames, d'autres arrachements bien plus terribles. Il n'empêche. Cela fait un mal de chien.
Soudain, j’ai eu une impression de courant d’air derrière moi. Je me suis retournée. Elle était en haut des marches. Nos regards se sont croisés, puis elle a aussitôt disparu dans l’escalier. Elle ne dira rien. Elle avait les yeux vides comme si elle venait de croiser par hasard son reflet dans un miroir. Moi, chaque fois que je repense à elle, très pâle avec de grands cernes et les veines bleues sous sa peau, ma gorge se noue. Elle a l’air si triste. On voit qu’elle n’a plus l’envie ni la force de prendre soin d’elle, et ses joues ont sûrement un goût de sel. C’est sans doute pour ça que les autres ne lui parlent pas. Personne n’aime sentir le malheur. Je ne connais ni son prénom ni le son de sa voix. Je l’appelle l’Ombre.
Le temps reprend son cours. Pas comme avant. Jamais. Plus lent, plus pesant. Le garçon de treize ans a disparu. L’enfant qui rêvait, qui riait et parlait aux étoiles n’est plus qu’un vague souvenir. La rage a tout dévasté. Il doit tout réapprendre, tout recommencer. Il doit contrôler sa violence, masquer sa haine, rejoindre le monde, faire semblant au moins. Au début, toute son énergie y passe. L’agressivité est incontrôlable. La famille, le collège, tout le monde pense que c’est l'adolescence.
Mais les chagrins désormais rétrécissent le cœur et laissent un goût amer. Sans doute est-ce cela vieillir.
La honte du sang qui coule dans les veines est le pire des poisons.
Marion avait peur du silence, peur de la solitude, peur de cette autre qu'elle devenait chaque jour davantage et qu'elle découvrait avec incrédulité. Pourtant de loin, avec sa silhouette menue, on pouvait lui donner trente ans, trente-cinq tout au plus. Il fallait s'approcher pour découvrir les rides autour de ses yeux, et ses joues un peu trop creuses. Mais ce qui affirmait son âge sans possibilité de tricherie, c'était les furtifs éclats de panique dans son regard.
Accrochés l'un à l'autre nous avions une démarche de pingouin, mais je devenais alors la femme la plus puissante de l'univers.
J’avais vingt ans. Et déjà mes premiers trous de mémoire.
Effacer les plus beaux souvenirs reste le plus sûr moyen de se mentir, de renier ses convictions et ses désirs. Dans ce domaine, celui de l’oubli et de la fuite en avant, j’ai excellé.
Un mois plus tard, j’étais enceinte. A partir de là, je n’avais plus rien maîtrisé. Ma vie avait été une succession d’erreurs et de renoncements. Ma seule certitude était que je n’étais pas amoureuse de Laurent. Mais j’avais considéré ma trahison envers l’homme qui occupait mon cœur comme suffisamment impardonnable pour la rendre irréversible. Par fierté, j’avis persisté dans mon fourvoiement. Un mauvais aiguillage est si facile. Il suffit d’un moment d’égarement. [..]Je n’ai aucune excuse. Mon mari, mes enfants, personne n’est responsable à part moi. J’ai construit ma prison toute seule. Le temps a passé. J’ai parfois imaginé ma fuite. Je suis restée. Je me suis trompée de vie.
Romancière, elle avait jusque-là compté sur un mélange d’inconscience et d'enthousiasme. Elle s'était employée à oublier que personne n’attendait ses livres et que tant d’autres en avaient écrit de bien meilleurs, de plus brillants, tout en se laissant porter par l’évidence de son désir à s'emparer des mots pour les plier à son seul plaisir. Mais après l’implosion des derniers mois, elle n’est pas certaine de savoir recoller les morceaux. Pas sûre de retrouver cette légèreté. L'écriture est une mécanique fragile. p. 174