?Transit?, de Christian Petzold - bande-annonce .
Le cinéaste allemand Christian Petzold adapte le beau roman d?Anna Seghers publié en 1944 dans un grand film romanesque où se répercute subtilement l?écho des crises migratoires actuelles. Transit est à découvrir en salles mercredi 25 avril 2018. En voici la bande-annonce, en exclusivité pour telerama.fr
"Bien qu'ici beaucoup de gens ou même tout le monde, soit très gentil envers moi, j'ai tout de même parfois l'impression d'être littéralement transformée en glace. J'ai l'impression d'être tombée à l'époque glaciaire tellement tout me paraît froid. Non pas parce que je ne suis plus sous les tropiques, mais parce que beaucoup de choses sont tout à fait oppressante et d'une froideur incroyable pour moi, qu'il s'agisse du travail, d'amitiés, de choses politiques ou humaines. " lettre de Anna Seghers à Georg Lukacs. Postface
Sottises, sottises, sottises que toute cette dépense d'énergie pour aller d'une ville en flammes à une autre ville en flammes, pour passer d'un canot de sauvetage à l'autre, sur la mer sans fond.

...il y avait un couple que j'ai vaguement connu dans le temps . Vous savez bien vous-même ce que ça vaut, ces rencontres fugitives dans les gares, les antichambres des consulats, le bureau des visas, à la préfecture . Comme c'est fugace, le bruissement de quelques mots, comme le froissement de billets qu'on change à la hâte . Seulement, parfois, on est frappé d'une simple exclamation, d'un mot, que sais-je ? d'un visage . Rapide et fugace, ça vous traverse de part en part . On lève les yeux, on tend l'oreille, et voilà qu'on est empêtré dans une histoire . Je voudrais bien, une fois, tout raconter à quelqu'un d'un bout à l'autre . Si seulement je n'avais pas peur d'embêter le monde . Vous n'en avez pas soupé, vous, de ces récits bouleversants ? N 'en avez-vous pas assez de ces histoires palpitantes de mort qu'on frôle et de fuite éperdue ? Moi, pour ma part, j'en ai vraiment soupé . Et si quelque chose peut encore m'émouvoir aujourd'hui, c'est un métallo qui me raconterait combien de mètres de fil de fer il a torsadés dans sa longue vie, ou encore le halo de lumière sous lequel des enfants font leurs devoirs.
[ in "TRANSIT" ]

Dès le premier mois qui suivit la prise de pouvoir de Hitler, des centaines de nos chefs [les résistants allemands au régime nazi] avaient été assassinés, partout dans le pays, chaque mois, d'autres l'étaient. [...] Toute une génération avait été exterminée. C'est ce que nous pensions par ce matin terrible et nous le dîmes aussi, pour la première fois, nous dîmes qu'il nous faudrait quitter cette vie, tant de nous assassinés, éliminés de la surface du globe, qu'il nous faudrait périr sans descendance. [...] un no man's land allait s'étendre entre les générations, que les anciennes expériences ne parviendraient pas à franchir. Quand on lutte, tombe, et qu'un autre reprend le drapeau et lutte et tombe aussi, et que le suivant le reprend et doit à son tour tomber, c'est un ordre naturel, car on n'obtient rien sans en payer le prix. Mais si personne ne veut reprendre le drapeau, parce que personne ne connaît plus sa signification? Alors, nous eûmes pitié de ces jeunes gars qui faisaient la haie pour accueillir Wallau, lui crachaient dessus, le regardaient d'un air bovin. Voilà qu'on arrachait du sol de ce pays ce qu'il produisait de meilleur, parce qu'aux enfants on avait enseigné que c'était de la mauvaise herbe. Tous ces garçons et ces filles, là dehors, une fois qu'ils avaient derrière eux la Hitler Jugend [...] puis le service du travail et l'armée, ils étaient semblables aux enfants de la légende qui, élevés par des bêtes, finissent par déchirer leur propre mère.
Ma peur s'était complètement dissipée, la croix gammée ne me semblait qu'un spectre, je voyais avancer et repartir, derrière le grillage du jardin, les plus puissantes armées du monde; je voyais crouler les empires les plus insolents et s'édifier d'autres empires, jeunes et audacieux; je voyais les maîtres du monde s'élever et mourir. Moi seul, j'avais le temps infini de vivre.
- Je veux rentrer chez moi.
- De plein gré? Vous savez aussi bien que moi ce qui vous attend.
- Et ici? Qu'est-ce qui m'attend ici? Vous connaissez peut-être le conte de l'homme mort. Il attendait dans l'éternité que le Seigneur décidât de lui. Il attendait, attendait toujours. Un an, dix ans, cent ans. Puis il implora son verdict; Il ne pouvait plus, disait-il, supporter l'attente. On lui répondit: Qu'est-ce que tu attends donc? Il y a longtemps que tu es en enfer." Et l'enfer, c'était cela: l'attente imbécile de rien. Quoi de plus infernal? La guerre? Elle vous rejoint d'un bond par-dessus l'océan. Maintenant j'en ai assez. Je veux rentrer chez moi.
En ce temps-là, tous n'avaient qu'un désir : embarquer. Tous n'avaient qu'une crainte: rester en arrière.
Partir, partir de ce pays écroulé, de cette vie écroulée, de cette planète! les gens vous écoutent avidement tant que vous parlez de départs, de bateaux capturés qui jamais n'arriveront au port, de visas achetés et de visas falsifiés, et de nouveaux pays de transit. Tous ces racontars servent à abréger l'attente, car les gens sont rongés par l'attente. Ce qu'ils écoutent de préférence, c'est l'histoire de bateaux partis sans eux, mais qui, pour une raison quelconque, n'ont jamais atteint leur but.
Il me semblait que, dans cette brève journée d'excursion avec ma classe, toutes choses m'étaient en même temps arrachées et rendues.
Contrairement à ce qu'on admet d'ordinaire, on oublie quelquefois très vite l'essentiel, parce que cela vous pénètre, se confond avec vous, tandis que des faits insignifiants vous traversent souvent l'esprit, parce qu'ils s'accrochent à vous sans qu'il y ait mélange.

Il était six heures du soir. Mon regard vide, par-dessus les têtes des gens, fixait la porte. Elle tourna une fois de plus. Une femme entra. Que vous dirai-je ? Je puis seulement dire : elle entra. L’homme qui s’est suicidé rue de Vaugirard, il savait s’exprimer autrement. Moi, je ne puis que dire : elle entra. Ne vous attendez pas à ce que je vous la décrive. Ce soir-là, d’ailleurs, je n’aurais pas su dire si elle était blonde ou brune, si c’était une femme ou une jeune fille. Elle entra. Elle s’arrêta et regarda autour d’elle. Il y avait sur son visage une expression d’attente exaspérée, presque de crainte. On eût dit qu’elle espérait et redoutait de trouver quelqu’un en cet endroit. Mais, quelles que fussent les pensées qui l’entraînaient, elles n’avaient certes rien à faire avec des histoires de visas. Elle traversa d’abord la partie de la salle que je pouvais embrasser du regard, celle qui donnait sur le quai des Belges. Je vis encore le bout pointu de sa capuche sur la grande vitre devenue grise maintenant. J’eus peur qu’elle ne revînt plus jamais : il y avait là-bas, dans l’autre secteur de la salle, une porte qui menait au dehors : elle ne faisait que passer, sans doute. Mais elle revint presque aussitôt. Sur son jeune visage, l’expression d’attente cédait à la déception.