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Citations de Annie Ernaux (2828)


Annie Ernaux
Cergy, le 30 mars 2020.

Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une manif en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts - résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux, tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, et « rien ne vaut la vie » - chanson, encore, d’Alain Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.

Annie Ernaux.
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Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou « d’émouvant ".
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Je voudrais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé.
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C'était un dimanche, au début de l'après-midi.

Ma mère est apparue dans le haut de l'escalier. Elle se tamponnait les yeux avec la serviette de table qu'elle avait dû emporter avec elle en montant dans la chambre après le déjeuner. Elle a dit d'une voix neutre: "C'est fini." Je ne me souviens pas des minutes qui ont suivi. Je revois seulement les yeux de mon père fixant quelque chose derrière moi, loin, et ses lèvres retroussées au-dessus des gencives. Je crois avoir demandé à ma mère de lui fermer les yeux. Autour du lit, il y avait aussi la sœur de ma mère et son mari. Ils se sont proposés pour aider à la toilette, au rasage, parce qu'il fallait se dépêcher avant que le corps ne se raidisse. Ma mère a pensé qu'on pourrait le revêtir du costume qu'il avait étrenné pour mon mariage trois ans avant. Toute cette scène se déroulait très simplement, sans cris, ni sanglots, ma mère avait seulement les yeux rouges et un rictus continuel.
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Il me conduisait de la maison à l'école sur son vélo. Passeur entre deux rives, sous la pluie et le soleil. Peut-être sa plus grande fierté, ou même la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné.
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Dans le monde de l’hypermarché et de l’économie libérale, aimer les enfants, c’est leur acheter le plus de choses possibles.

Page 34, Folio, 2016.
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À la « sortie sans achat », le regard du vigile sur les mains, les poches. Comme si repartir sans aucune marchandise était une anomalie suspecte. Coupable de facto de ne rien avoir acheté.

Page 84, Folio, 2016.
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L'arrivée de plus en plus rapide des choses faisaient reculer le passé. Les gens ne s'intéressaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d'argent pour se les payer immédiatement...
La profusion des choses cachait la rareté des idées et l'usure des croyances.
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Mon père gueule « je te cause ! t'as donc pas marre de tes romans ! », elle se défend « laisse-moi finir mon histoire ! ». Vivement que je sache lire, puis vivement que je comprenne ces longues histoires sans images qui la passionnent. Un jour vient où les mots de ses livres à elle perdent leur lourdeur ânonnante. Et le miracle a lieu, je ne lis plus des mots, je suis en Amérique, j'ai dix-huit ans, des serviteurs noirs, et je m'appelle Scarlett, les phrases se mettent à courir vers une fin que je voudrais retarder. Ça s'appelle "Autant en emporte le vent". Elle s'exclamait devant les clientes, « pensez qu'elle a seulement neuf ans et demi » et à moi elle disait « c'est bien hein ? ». Je répondais « oui » Rien d'autre. Elle n'a jamais su s'expliquer merveilleusement. Mais on se comprenait. A partir de ce moment il y a eu entre nous ces existences imaginaires que mon père ignore ou méprise suivant les jours « perdre son temps à des menteries, tout de même ». Elle rétorquait qu'il était jaloux. Je lui prête ma Bibliothèque verte, Jane Eyre et Le Petit Chose, elle me file La Veillée des chaumières et je lui vole dans l'armoire ceux qu'elle m'interdit, Une vie ou Les dieux ont soif. On regardait ensemble la devanture du libraire de la place des Belges, parfois elle proposait « veux-tu que je t'en achète un ? ». Pareil qu'à la pâtisserie, devant les meringues et les nougatines, le même appétit, la même impression aussi que c'était pas très raisonnable. « Dis, ça te ferait plaisir ? »

Pages 24-25, Folio, 2018.
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J'avais le privilège de vivre depuis le début, constamment, en toute conscience, ce qu'on finit toujours par découvrir dans la stupeur et le désarroi : l'homme qu'on aime est un étranger.
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La femme gelée
Elle a trente ans, elle est professeur, mariée à un « cadre », mère de deux enfants. Elle habite un appartement agréable. Pourtant, c'est une femme gelée. C'est-à-dire que, comme des milliers d'autres femmes, elle a senti l'élan, la curiosité, toute une force heureuse présente en elle se figer au fil des jours entre les courses, le dîner à préparer, le bain des enfants, son travail d'enseignante. Tout ce que l'on dit être la condition « normale » d'une femme.

Quatrième de couverture, Folio, 2018.
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Quatre années. La période juste avant.
Avant le chariot du supermarché, le qu'est-ce qu'on va manger ce soir, les économies pour s'acheter un canapé, une chaîne hi-fi, un appart. Avant les couches, le petit seau et la pelle sur la plage, les hommes que je ne vois plus, les revues de consommateurs pour ne pas se faire entuber, le gigot qu'il aime par-dessus tout et le calcul réciproque des libertés perdues. Une période où l'on peut dîner d'un yaourt, faire sa valise en une demi-heure pour un week-end impromptu, parler toute une nuit. Lire un dimanche entier sous les couvertures. S'amollir dans un café, regarder les gens entrer et sortir, se sentir flotter entre ces existences anonymes. Faire la tête sans scrupule quand on a le cafard. Une période où les conversations des adultes installés paraissent venir d'un univers futile, presque ridicule, on se fiche des embouteillages, des morts de la Pentecôte, du prix du bifteck et de la météo. Personne ne vous colle aux semelles encore. Toutes les filles l'ont connue, cette période, plus ou moins longue, plus ou moins intense, mais défendu de s'en souvenir avec nostalgie. Quelle honte ! Oser regretter ce temps égoïste, où l'on n'était responsable que de soi, douteux, infantile. La vie de jeune fille, ça ne s'enterre pas, ni chanson ni folklore là-dessus, ça n'existe pas. Une période inutile.

Pages 109-110, Folio, 2018.
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Il s'énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m'usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et " ne pas prendre un ouvrier ". Mais que j'aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie à la fleur de l'âge. Il avait parfois l'air de penser que j'étais malheureuse.
Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l'usine ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu'on ne me prenne pour une paresseuse et lui un crâneur. Comme une excuse : « On ne l'a jamais poussée, elle avait ça dans elle. » Il disait que j'apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c'était seulement de ses mains.
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Midi et soir, je suis seule devant les casseroles. Je ne savais pas plus que lui préparer un repas, juste les escalopes panées, la mousse au chocolat, de l'extra, pas du courant. Aucun passé d'aide-culinaire dans les jupes de maman ni l'un ni l'autre. Pourquoi de nous deux suis-je la seule à devoir tâtonner, combien de temps un poulet, est-ce qu'on enlève les pépins des concombres, la seule à me plonger dans un livre de cuisine, à éplucher des carottes, laver la vaisselle en récompense du dîner, pendant qu'il bossera son droit constitutionnel. Au nom de quelle supériorité.

Page 130, Folio, 2018.
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Et je l'ai lue la bible des mères modernes, organisées, hygiéniques, qui tiennent leur intérieur pendant que leur homme est au « bureau », jamais à l'usine, ça s'appelait "J'élève mon enfant", je, moi, la mère, évidemment. Plus de quatre cents pages, cent mille exemplaires vendus, tout sur le « métier de maman », il m'a apporté ce guide un jour, peu de temps après notre arrivée à Annecy, un cadeau. Une voix autorisée, la dame du livre, comment prendre la température, donner le bain, un murmure en même temps, comme une comptine, « papa, c'est le chef, le héros, c'est lui qui commande c'est normal, c'est le plus grand, c'est le plus fort, c'est lui qui conduit la voiture qui va si vite. Maman, c'est la fée, celle qui berce, console, sourit, celle qui donne à manger et à boire. Elle est toujours là quand on l'appelle », page quatre cent vingt-cinq. Une voix qui dit des choses terribles, que personne d'autre que moi ne saura s'occuper aussi bien du Bicou, même pas son père, lui qui n'a pas d'instinct paternel, juste une « fibre ». Ecrasant. En plus une façon sournoise de faire peur, culpabiliser, « il vous appelle... vous faites la sourde oreille... dans quelques années, vous donnerez tout au monde pour qu'il vous dise encore : Maman, reste ».

Pages 157-158, Folio, 2018.
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Je sais maintenant que l'attitude de ma mère était aussi un calcul. Pas parce qu'elle n'appartenait pas à la bourgeoisie qu'il faut tout lui passer. Voulait une fille qui ne prendrait pas comme elle le chemin de l'usine, qui dirait merde à tout le monde, aurait une vie libre, et l'instruction était pour elle ce merde et cette liberté. Alors ne rien exiger de moi qui puisse m'empêcher de réussir, pas de petits services et d'aide ménagère où s'enlise l'énergie. Ce qui compte c'est que cette réussite-là ne m'ait pas été interdite parce que j'étais une fille. Devenir quelqu'un ça n'avait pas de sexe pour mes parents.

Page 39, Folio, 2018.
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Quand j'ai commencé à fréquenter la petite-bourgeoisie d'Y..., on me demandait d'abord mes goûts, le jazz ou la musique classique, Tati ou René Clair, cela suffisait à me faire comprendre que j'étais passée dans un autre monde.
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Je suis allée vers les garçons comme on part en voyage. Avec peur et curiosité. Je ne les connaissais pas. Je les avais laissés en train de me jeter des marrons au coin d'une rue en été, et des boules de neige à la sortie de l'école en hiver. Ou de nous crier des injures de l'autre côté du trottoir et je répondais bande d'idiots ou de cons suivant les circonstances, la présence ou non de témoins adultes. Des êtres agités, un peu ridicules. Il avait fallu toute la grâce d'un après-midi de patins à roulettes pour en transfigurer un. Ils devaient avoir changé autant que moi. J'allais vers eux avec mon petit bagage, les conversations des filles, des romans, des conseils de l'Echo de la mode, des chansons, quelques poèmes de Musset et une overdose de rêves, Bovary ma grande sœur. Et tout au fond, caché comme pas convenable, le désir d'un plaisir dont j'avais trouvé seule le chemin. Bien sûr qu'elle était mystère pour moi l'autre moitié du monde, mais j'avais la foi, ce serait une fête. L'idée d'inégalité entre les garçons et moi, de différence autre que physique, je ne la connaissais pas vraiment pour ne l'avoir jamais vécue.

Page 82, Folio, 2018.
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Les super et hypermarchés demeurent une extension du domaine féminin, le prolongement de l’univers domestique dont elles assurent la bonne marche régulière, parcourant les rayons avec, en tête, tout ce qui manque dans les placards et le frigo, tout ce q’elles doivent acheter pour répondre à la question réitérée, qu’est-ce-qu’on va manger ce soir, demain, la semaine entière. Elles, toujours plus détentrices que les hommes d’une compétence culinaire qui leur fait choisir sans hésiter les produits selon le plat à préparer, tandis qu’eux, plantés, perdus devant un rayon, appellent au secours, portable à l’oreille « Dis, qu’est-que je dois prendre comme farine ? »

Page 65, Folio, 2016.
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Œufs de Pâques à gogo. Déjà. J’avais oublié. Les grandes surfaces n’oublient rien. Les maillots de bain sont sans doute dans des caisses, prêts à être déballés, comme les cadeaux pour la fête des Mères. Les instances commerciales raccourcissent l’avenir et font tomber le passé de la semaine dernière aux oubliettes.

Page 70, Folio, 2016.
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