Citations de Asli Erdogan (389)
La plage somptueuse d'Ipanema où sont alignés les appartements "les plus chers" du monde, et, plus loin, la bosse, tel un blessé qui essaierait de se relever, de la plus grande favela du monde, Rocinha, avec ses trois cent mille habitants...
La voix émouvante d'un homme entama une chanson; cela ne pouvait être que celle d'un Noir; elle venait des bidonvilles. Cette voix semblait connaître tous les fossés, les bordels, les rudes épreuves de la vie.
Mais, tout de suite, ils arrivèrent dans le centre, puis dans "le plus beau coin du monde", Copacabana; Rio de Janeiro l'avait surprise avec ses baies fantastiques, ses gouffres sauvages, son chaos tropical. Elle oublia les favelas, comme les Cariocas de la classe moyenne.
A peine avait-elle allumé sa cigarette qu'ils longeaient les favelas. Des dizaines de milliers de baraques entassées les unes sur les autres s'étendaient sur des kilomètres, jusqu'au centre-ville de Rio. Des cabanes sans toits, des taudis construits en pisé, en carton, en fer blanc; des labyrinthes enfoncés dans la boue..
Le temps avait ralenti au point de s'arrêter. Les heures, comme des gouttes de sueur, se dètachaient et tombaient lentement.
Le premier dimanche du mois de décembre, les habitants de Rio s'étaient rués soit sur les plages, soit vers les villages de montagne.
Comme les Bédouins qui ont une passion pour le vert, les habitants de Rio ont une passion pour la neige.
La population urbaine manquait de force, tout ralentissait : les pas, les paroles, même les respirations; la vie, tel un ruisseau condamné à la sécheresse, poursuivait lentement et avec peine son cours.
Toutes les fontaines, les jets d'eau de la ville tarissaient; les corps des sans-abri empestaient encore plus. Comme les toilettes en plein air des trottoirs qu'ils habitaient n'étaient plus nettoyées par la pluie, des odeurs d'urine, d'excréments et de pourriture remplissaient les rues.
Rio était fermée aux vents océaniques grâce à ses baies dentelées, ses montagnes escarpées; durant toute la période de ce qu'on appelait la "saison sèche", pas une feuille ne bougeait, pas un nuage ne tachait le ciel indigo. La canicule s'abattait sur les gens, leur serrait le cou et les laissait sans souffle. La ville se transformait alors en une immense fournaise où les corps rôtissaient vivants, lentement. Le soleil ôtait son masque de reine généreuse qu'il avait porté toute l'année et se comportait comme un dictateur emporté par la passion de tuer. L'air, qui avait puisé le maximum d'humidité, se condensait jusqu'à ce qu'il ait une consistance liquide. La fameuse humidité des tropiques.
La température n'allait pas descendre en dessous de quarante degrés pendant des semaines, des mois. Les thermomètres placés aux quatre coins de la ville allaient afficher celles d'un malade atteint de la fièvre typhoïde : 42, 41,5, 43, 43,6, 42,4..
Une nuit, Özgür se promenait dans les rues obscures dd Santa Teresa; il y régnait un silence de mort, les lampes n'y étaient plus allumées; elle aperçut une demi-douzaine d'autobus aux phares éteints et emplis de soldats, des armes à feu dépassaient des fenêtres; ces bus grimpaient lentement la colline. Depuis que l'armée contrôlait tout, les conflits n'avaient guère cessé, tout avait dégénéré.
Depuis quelques jours, le bruit des fusils, des Uzi et des grenades commençait à l'aube et se poursuivait avec intervalles pendant toute la journée.
Cela faisait huit jours que les deux grandes favelas de la vallée donnant sur la jungle étaient en guerre. Les six favelas qui avaient transformé le beau visage de Rio en une figure variole étaient depuis l'époque de la junte sous le contrôle du commando Vermelho, l'une des organisations les plus puissantes d'Amérique latine. Dans les favelas, il ne se passait pas un jour sans conflits; soit les clans adverses s'affrontaient à cause du partage de l'argent de la cocaïne, soit la police, qui ne trouvait pas ses pots-de-vin suffisants, effectuait des descentes avec des unités de cinquante personnes armées jusqu'aux dents.
Lorsqu'elle s'était tournée vers l'enfer, ses cheveux avaient pris feu. Rio de Janeiro avait jeté sur elle l'anarchie vertigineuse du corps, des journées incandescentes, des meurtres, des nuits remplies de promesses, de menaces, de caresses.. Sa volonté était privée de force musculaire, sa personnalité tombait en lambeaux comme une armée défaite laissant ses blessés derrière elle...
En choisissant la ville "la plus dangereuse" du monde, la petite fille, qui tenait tête à la vie, avait simplement voulu découvrir le côté sombre de l'humanité, à une distance assez sécurisante...
Elle avait brûlé tout ce qu'elle avait laissé derrière elle. Devant se trouvait un univers entièrement corrompu. Ici, les méthodes archaïques du vieux monde n'avaient point cours. Ses valeurs ressemblaient à la lourde valise qu'elle avait amenée de Turquie. Le dessous était usé, la poignée se détachait; elle était destinée à pourrir dans l'humidité des tropiques, livrée â son propre sort jusqu'au retour toujours remis à plus tard.
Elle s'était confondue à cette ville d'Amérique du Sud réputée pour ses meurtres d'enfants des rues et son carnaval. Elle était devenue l'un de ces millions de sans-abri dispersés par-ci par-là, sur cette planète. Elle faisait partie de ces âmes perdues, livrées à la miséricorde de leur destin dictateur.
Des organisations naïves, généreuses et bienveillantes qui essaient de protéger (de qui ?) un peuple mal nourri, exploité jusqu'à la moelle...Rio, au clin d'œil diabolique, se moque de tout cela. Elle sait qu'ils vont vite abandonner et retourner à leur monde originel après avoir marqué un ou deux points pour soulager leur conscience; un monde ennuyeux et économe de plaisir, de souffrance et qui marche comme le tic tac d'une montre bien remontée. Remplis de souvenirs d'aventures sans danger, de piqûres de moustique, de parasites intestinaux..
C'est le lieu des massacres de masse, des exécutions publiques, des épidémies de sida et de méningite : il y a aussi la cour de la cathédrale de Candelaria où sont fusillés les enfants des rues, les uzi, ces clans de voleurs qui s'attaquent aux plages, les justiceiros (distributeurs de justice !) dont la connaissance en arithmétique ne suffit pas à calculer le nombre de gens qu'ils tuent.