Comme sur tant d'autres points, Ellul et Charbonneau, même (absence de) combat : ce dernier déclare que le conflit oppose
... les Munichois persuadés qu'on n'aurait pas la guerre si on cédait à Hitler et les Anti-Munichois persuadés qu'il n'y aurait pas de guerre si on était prêts à la faire.
Tandis qu'Ellul considérait que
... Munich aboutirait à laisser les mains libres à Hitler et détruirait la confiance que nos alliés avaient en nous. Mais être anti-Munichois me semblait d'un irréalisme total. Je disais alors : "Pour engager le combat, c'est trop tard ou c'est trop tôt". C'est trop tard parce que, si on avait voulu gagner la guerre contre Hitler, c'est en 1935 qu'il aurait fallu la déclencher lors de l'occupation de la Ruhr. C'est trop tôt parce que, si on veut vraiment faire la guerre à Hitler, il faut s'armer, nous ne sommes plus en mesure de répondre militairement. Je considérais alors que les anti-Munichois étaient des rêveurs idéalistes, pleins de bons sentiments, mais qu'ils ne comprenaient pas que déclarer la guerre à ce moment, c'était aller à la défaite à cause de la disproportion des forces en 1938 : il fallait avoir un délai pour se "sur-armer". En disant cela, je ne me prononçais nullement pour la guerre ni pour un sur-armement.
À rapprocher aussi de Camus écrivant en 1940 :
Les événements vont à une telle allure que la seule attitude sage et courageuse, c'est le silence. On peut utiliser cette guerre pour une sorte de méditation soutenue qui préparera l'avenir.
Encore plus intéressante est la critique par Charbonneau du pacifisime intégral (qu'on appelait aussi à l'époque pacifisme sociologieu), rejet que je trouve toujours difficile à argumenter face à l'irénisme des membres de l'Union Pacifiste, par ailleurs très sympathiques mais dont les impératifs catégoriques vont à l'encontre d'un Manouchian (à plus forte raison d'un poseur de bombes libertaire tuant un élu de la République !) : il reproche par exemple à Jean Giono ou Romain Rolland leur idéalisation de la nature humaine, censée être dominée par un élan d'amour et de paix, idéal que Charbonneau voit comme un horizon à atteindre par chacun (donc une sorte d'utopie individuelle) au prix d'un conflit _avec soi-même_ et non avec autrui :
L'erreur du pacifisme c'est en quelque sorte l'"isme", de former un système qui élimine la contradiction de l'impératif spirituel et du donné. Certes il ne se trompe pas sur l'essentiel : le refus de tuer, de la guerre. Mais c'est un impératif spirituel et moral propre à l'espèce humaine - au moins au christianisme et à quelques grandes religions, qui ont éveillé le désir d'un univers où la loi d'amour succéderait au rapport de force. Et ce désir ne peut être vivant que dans chaque homme. Les pacifistes n'ont donc pas tort, ils ont seulement celui de fuir l'angoisse et l'effort désespérant qu'impose l'obligation de faire passer l'idéal dans une réalité naturelle et sociale qui lui résiste. Ils se refusent à admettre qu'ils défient la nécessité. En ceci, ils s'apparentent aux bellicistes qui, tout en se disant, non sans satisfaction, "il y aura toujours des guerres", en font volontiers la source de la morale et de la religion.
(L'Adieu aux armes. Méditation sur la guerre)
Il décrit la nouvelle forme de la guerre, une "guerre totale", caractérisée par la dé-personnalisation engendrée par cette "lutte de brute", dans laquelle
[...] pour le civil comme pour le militaire, la guerre signifie : beaucoup de chances d'être tué et toutes les chances d'être pris.
Ce en quoi les guerres modernes lui donnent tort concernant les militaires : seuls les civils sont menacés dans nos guerres asymétriques, de part et d'autre !
La "guerre totale" aboutit aussi à imposer une forme de dictature dans tout Etat qui y participe :
La défaite aide les démocraties à se plonger dans la guerre totale. L'urgence du péril leur impose la dictature, élimine ce qui pouvait subsister en elles de scrupules.
Il prône "le silence et la réflexion d'un individuel", par opposition à "la communication et l'action avec autrui", comme facteurs de paix, disant qu'ainsi :
La violence qui pousse [notre espèce] à s'enchaîner et s'entredétruire sera sublimée en violence spirituelle. "Si vis pacem, para bellum". C'est d'abord en faisant la guerre à soi-même que l'on conquiert la paix.
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Charbonneau, un des précurseurs de l’écologie politique et de la décroissance, analyse ici dans un essai exigeant, à travers des réflexions d’une très grande profondeur, la liberté et ses liens avec la conscience et la vérité, son rapport à la nature et à la Technique, à la société et à autrui, à l’Histoire, au politique et au religieux. Celle-ci fait aussi bien face au vrai qu’au faux, à la vie qu’à la mort, au Bien qu’au Mal, au corps qu’à l’âme, à la matière qu’à l’esprit... Il ne s’agit pas ici pour l’auteur de professer ce qu’est la liberté, mais plutôt d’interroger les conditions de sa venue ainsi que les freins imposés à l’homme, ou ceux qu’il s’impose à lui-même, face à cet abîme inconnu, face à ce paradoxe qu’est cet idéal tant galvaudé. C’est un absolu jamais atteint, jamais fixe mais toujours à conquérir. La liberté est un « mouvement vers » et non une valeur, elle n’est jamais là mais doit être sans cesse cherchée et recherchée.
Mais encore faut-il avoir conscience de nos chaînes et les accepter pour mieux nous en défaire. Encore faut-il aussi être prêt à accepter la contradiction inhérente à cet état, et ses corollaires que sont la responsabilité, l’incertitude, l’angoisse et les devoirs envers autrui qui parsèment ce long chemin à parcourir, sinon elle n’est que négation d’elle-même et hypocrisie.
Charbonneau est un grand penseur, et ce livre n’est pas aussi connu qu’il le mériterait. Certes, les textes de cet auteur furent diffusés de manière confidentielle. Certes, hormis dans les cercles écologistes et décroissants, Charbonneau est un illustre inconnu. Mais peut-être est-ce dû en fin de compte à l’impopularité des réflexions qu’il provoque, dans une époque où chacun a le mot liberté à la bouche sans avoir nécessairement conscience de son poids et de ce qu’il signifie vraiment...
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Une histoire de l'évolution du rapport de l'humanité avec la nature par un penseur incontournable de l'écologie. Avec la nature nous pouvons exercer notre liberté, sans elle, c'est douteux. L'ouvrage a été écrit en 1980. Il ne parle pas du réchauffement climatique, alors qu'aujourd'hui il est une des marques les plus évidentes de l'effet "anthropocène", mais tout le reste y est : la folie du développement sans fin dans un monde fini, la destruction de la Terre surexploitée. Après effondrement du biotope, quasiment inévitable selon Charbonneau, le probable retour aux Mérovingiens mais sous une dictature mondiale dotée de moyens de surveillance massive, algorithmes et reconnaissance faciale, déjà expérimentés dans des dictatures implacables comme l'Iran et la Chine. C'est terrifiant et plausible.
Un bémol cependant à mon enthousiasme, Charbonneau est un patriarcal et deux thèses m'ont assez énervée chez lui : un, les femmes qui ont déserté les fourneaux pour laisser la place à la nourriture (?) agro-industrielle à cause du féminisme, pour lui pas du tout "écologique", (les mecs peuvent s'y coller aux fourneaux non ? Personne ne les empêche de cuisiner des repas avec des produits locaux bruts), et deux, la recherche d'un sens différent que celui du "croissez et multipliez" du dieu de la Bible avec le résultat qu'on sait : surpopulation et épuisement des ressources. Même pensum avec sa lecture de Moby Dick, où la baleine représente le mal. Désolée cher Bernard Charbonneau, mais moi je le lis tout cela littéralement. L'exégèse n'est pas ma tasse de thé. Les trois derniers chapitres sont un prêchi-prêcha un peu pesant sur les solutions à notre portée, à condition de vouloir. Qui vivra verra, c'est difficile de faire de la prospective, notre espèce a toujours pris ses aises, et vécu comme si la Terre lui appartenait et que ses ressources sont inépuisables. Elle ne prend pas le chemin de la sobriété ni a fortiori de la décroissance. Le réel nous rattrapera et là tout peut arriver, le pire comme le moins désastreux.
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Ce livre paru en 1984 à compte d’auteur est d’une actualité brûlante. Bernard Charbonneau, historien, philosophe , ancré dans sa terre du Béarn s’interroge sur l’idée de “ la propriété “ qu’il sent menacée . Que dirait-il quarante ans plus tard.? La terre et surtout celle de ses ancêtres est pour lui la seule façon de conserver sa liberté . Avant même la chute du mur de Berlin l’auteur a très bien vu la connivence qui se préparait entre communisme et capitalisme . Il nous parle du “ socialisme capitaliste” qui est en train de déposséder l’individu au profit de trusts qui font ( feront) de nous des serfs comme sous l’Ancien Régime.
Ce livre est une réflexion sur l’Homme qui dans sa nature même a besoin de posséder pour exister.
La démonstration est passionnante . La religion , la bourgeoisie et surtout l’Etat tout puissant sont souvent mis au banc des accusés . Il y a des redites, des répétitions comme si l’auteur était obsédé par ce qu’il voyait advenir: la dépossession
Or on ne peut être sans avoir.
On pense pour finir à Jean Gabin dans “ la Horse” qui , subissant un interrogatoire : profession?
: “ Propriétaire”
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