Le programme Nox créait des milliers d’emplois, engendrait une baisse des comportements addictifs illégaux. Même le taux de criminalité décroissait : Lucie avait trouvé un moyen de gérer les sensations des hommes, alors que ses confrères s’étaient toujours arrêtés au contexte social
Enfin venaient tous les gosses qui avaient grandi sans passer par la case alphabet ; des petites frappes rusées, rapides, prêtes à tuer pour se retrouver sur le parking d’un stade. La promesse d’un salaire, d’une reconnaissance sociale à la hauteur des humiliations vécues effaçait les douleurs à venir. Peu importait. Ils avaient tous entendu parler d’un type comme eux, promis à la chute, devenu riche à ne plus savoir quoi faire de l’argent, l’espace, le pouvoir qu’on lui avait octroyés en contrepartie de son ignorance.
Personne n’apprend à lire en dix jours.
Partir signifiait couper le seul lien qui les rattachait à la terre ferme : ils ne savaient ni lire, ni écrire. Rien ne pouvait les sortir du fond de leur cave humide où s’entassaient des bocaux de nourriture pour les périodes de vaches maigres. Ils en étaient conscients.
Assurer la sécurité lors d’une Manifestation À Haut Risque était le job le mieux payé pour des jeunes gens qui ne savaient pas à quoi ressemblait une salle de classe.
Après l’obtention du diplôme, j’ai travaillé six ans pour le Service National : ce furent mes plus belles années. Pour la première fois, surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je me suis senti libre. J’avais signé le contrat du bonheur, à une seule condition : interdiction formelle d’apprendre à lire.
J’étais le garde-fou de millions d’individus prêts au pire pour ouvrir un Livre, consommer les sensations promises par la couverture. Ils se méfiaient ; je n’en dévorais aucun lorsqu’une occasion se présentait. Mais ils savaient qu’à tout moment, s’ils cédaient à la panique inspirée par un Livre Terreur ou aux larmes d’un Livre Chagrin, je leur arracherais le précieux objet des mains, interdisant la lecture jusqu’à nouvel ordre.
Les autres survivaient. Tête baissée, en silence. Ils attendaient que la maladie ou l’absence d’hygiène les emportent. Certains tentaient un casse, une grande aventure perdue d’avance, et descendaient manger les pissenlits par la racine plus tôt que prévu.
La famille était notre seul rempart contre la faim, la soif.faim, la soif.