Citations de Charlotte Delbo (240)
Tout était faux, visages et livres, tout me montrait sa fausseté et j'étais désespérée d'avoir perdu toute capacité d'illusion et de rêve, toute perméabilité à l'imagination, à l'explication. Voilà ce qui, de moi, était mort à Auschwitz.
N'ai-je plus rien à trouver dans les livres ? Sont-ils tous répétition futile, description jolie et imagée, suite de mots sans poids ?
Les amis continuaient à me rendre visite, m'apportaient de nouveaux livres qui s'empilaient sur les autres. Quelquefois, en me soulevant sur mes oreillers, je regardais ces livres sans faire de relation entre des livres et la lecture. Des objets sans usage. Que faire de ces objets ? Et puis je les oubliais et je retournais à mon absence.
Craignent-ils que je m'ennuie ? M'ennuyer... Toutes leurs idées étaient d'un monde à part. Ils craignent que je m'ennuie et ils apportent des livres... Ils posaient les livres sur ma table de chevet et les livres restaient là sans que j'aie seulement l'idée de les prendre. Longtemps, longtemps, les livres sont restés là, à ma portée, hors de ma portée. Longtemps. Enfin, on m'a dit que mon absence au monde avait duré longtemps.
Le jeune homme qui depuis quelques jours s'asseyait à côté de moi au cours, qui cette fois s'était arrangé pour se trouver à mes côtés au moment où je sortais, et qui avait demandé, sans oser me regarder : «Dans quelle direction allez-vous ? Est-ce que je peux vous accompagner ?» marchait à ma droite en silence. Nous descendions le boulevard Saint-Michel. C'était le soir, après une ondée. Nous marchions en silence et il cherchait le moyen d'engager la conversation. Je voyais, en le regardant à la dérobée, qu'il était de plus en plus embarrassé pour trouver quoi dire. Cela m'amusait et je ne faisais rien pour l'aider.
Elles comptaient si peu qu'une seule survécût qu'elles n'ont rien confié qui pût être message.
La présence des autres faisaient possible le retour. Elles s'en vont et j'ai peur. Je ne crois pas au retour quand je suis seule. Avec elles, puisqu'elles semblent y croire si fort, j'y crois aussi. Dès qu'elles me quittent, j'ai peur. Aucune ne croit plus au retour quand elle est seule.
L'idée de fuir ne venait à personne. Il faut être fort pour vouloir s'évader. Il faut savoir compter sur tous ses muscles et sur tous ses sens. Personne ne songeait à fuir.
Le silence est solidifié en froid. La lumière est immobile. Nous sommes dans un milieu où le temps est aboli.
Expliquer l’inexplicable. L’image du serpent qui laisse sa vieille peau pour en surgir, revêtu d’une peau fraîche et luisante, peut venir à l’esprit. J’ai quitté à Auschwitz une peau usée – elle sentait mauvais, cette peau – marquée de tous les coups qu’elle avait reçus, pour me retrouver habillée d’une belle peau propre, dans une mue moins rapide que celle du serpent, toutefois. Avec la vieille peau s’en allaient les traces visibles, les prunelles fixes au fond des orbites plombées, la démarche tirée en avant, les gestes peureux. Avec la nouvelle peau revenaient les gestes de la vie antérieure : se servir d’une brosse à dents, de papier hygiénique, d’un mouchoir, d’un couteau et d’une fourchette, manger posément, dire bonjour en entrant, fermer la porte, se ternir droit, parler, plus tard sourire des lèvres, et, plus tard encore, sourire à la fois des lèvres et des yeux. […]
Il a fallu quelques années pour que la peau neuve se reconstitue, se consolide. […] Reste que…
Comment se défaire de quelque chose enfoui beaucoup plus profond : la mémoire et la peau de la mémoire ? Je ne m’en suis pas dépouillée. La peau de la mémoire s’est durcie, elle ne laisse rien filtrer de ce qu’elle retient, et elle échappe à mon contrôle.
Vous direz qu'on peut tout enlever à un être humain, tout sauf sa mémoire. Vous ne savez pas. On lui enlève d'abord sa qualité d'être humain et c'est alors que sa mémoire le quitte. Sa mémoire s'en va par lambeaux, comme des lambeaux de peau brûlée. Qu'ainsi dépouillé il survive, c'est ce que vous ne comprenez pas. C'est ce que je ne sais pas vous expliquer. Enfin, pour les quelques uns qui ont survécu. On nomme miracle l'inexpliqué.
Il faudra rester des heures immobiles dans le froid et dans le vent. Nous ne parlons pas. Les paroles glacent sur nos lèvres. Le froid frappe de stupeur tout un peuple de femmes qui restent debout immobiles. Dans la nuit. Dans le froid. Dans le vent.
La gare n'est pas une gare. C'est la fin d'un rail. Ils regardent et ils sont éprouvés par la désolation autour d'eux.
J'avais soif depuis des jours et des jours, soif à en perdre la raison, soif à ne plus pouvoir manger, parce que je n'avais pas de salive dans la bouche, soif à ne plus pouvoir parler, parce qu'on ne peut pas parler quand on n'a pas de salive dans la bouche. Mes lèvres étaient déchirées, mes gencives gonflées, ma langue un bout de bois. Mes gencives gonflées et ma langue gonflée m'empêchaient de fermer la bouche, et je gardais la bouche ouverte comme une égarée, avec, comme une égarée, les pupilles dilatées, les yeux hagards. Du moins, c'est que ce m'ont dit les autres, après. Elles croyaient que j'étais devenue folle. Je n'entendais rien, je ne voyais rien. Elles croyaient même que j'étais devenue aveugle.
Notre angoisse décompose les kilomètres en pas, en mètres, en poteaux électriques, en tournants.
Et quand on crie aux femmes de se déshabiller elles déshabillent les enfants d'abord en prenant garde de ne pas les réveiller tout à fait. Après des jours et des nuits de voyage ils sont nerveux et grognons
et elles commencent à se déshabiller devant les enfants tant pis
Je reviens d'un autre monde
dans ce monde
que je n'avais pas quitté
[...]
Pour moi
je suis encore là-bas
et je meurs
là-bas
chaque jour un peu plus
je remeurs
la mort de tous ceux qui sont morts
et je ne sais plus quel est vrai
du monde-là
de l'autre monde-là-bas
maintenant
je ne sais plus
quand je rêve
et quand
je ne rêve pas.
Il est mort
parce qu’il faut à une histoire d’amour
pour qu’elle soit belle
une fin tragique
La nôtre était magnifique
Pourquoi faut-il que vous l’emportiez toujours
à la fin
avec vos lieux communs.
Parler, c’était faire des projets pour le retour parce que croire au retour était une manière de forcer la chance. Celles qui avaient cessé de croire au retour était mortes. Il fallait y croire, y croire malgré tout, contre tout, donner certitude à ce retour, réalité et couleur, en le préparant, en le matérialisant dans tous les détails.
Quelquefois, une qui exprimait la pensée commune interrompait d’un : « Mais comment vous représentez-vous la sortie ? » Nous reprenions conscience. La question tombait dans le silence.
Pour secouer ce silence et l’anxiété qu’il recouvrait, une autre aventurait : « Peut-être qu’un jour nous ne serons pas réveillées pour l’appel. Nous dormirons longtemps. Quand nous nous réveillerons, il fera grand jour et le camp sera tout calme. Celles qui sortiront des baraques les premières s’apercevront que le poste de garde est vide, que les miradors sont vides. Tous les SS se seront enfuis. Quelques heures plus tard, les avant-gardes russes seront là. »
Un autre silence répondait à l’anticipation.
Le cœur est rétréci de froid, contracté, contracté à faire mal, et soudain je sens quelque chose qui casse, là, à mon cœur. Mon cœur se décroche de sa poitrine et de tout ce qui l’entoure et le cale en place. Je sens une pierre qui tombe à l’intérieur de moi, tombe d’un coup. C’est mon cœur. Et un merveilleux bien-être m’envahit. Comme on est bien, débarrassé de ce cœur fragile et exigeant. On se détend dans une légèreté qui doit être celle du bonheur. Tout fond en moi, tout prend la fluidité du bonheur. Je m’abandonne et c’est doux de s’abandonner à la mort, plus doux qu’à l’amour et de savoir que c’est fini, fini de souffrir et de lutter, fini de demander l’impossible à ce cœur qui n’en peut plus. Le vertige dure moins qu’un éclair, assez pour toucher un bonheur qu’on ne savait pas exister.