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Citations de Christine de Mazières (57)


« Les minutes s’égrènent. Maintenant tout le monde se tait. Jambes et bras emmêlés, cela n’a plus d’importance, puisqu’ils sombrent dans la torpeur, si fatigués par les semaines sans sommeil, si éreintés que la douleur s’assoupit, si exténués qu’ils en oublient la peur au ventre, les regards fuyants, l’humiliation, la puanteur, les vêtements sales formant carapace sur leur peau crasseuse. »
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« Et la nuit noire par-dessus. Sans lune ni étoiles, une nuit justement choisie pour son obscurité complète, propice au voyage clandestin. Une nuit comme le fond d’une grotte. Une nuit à la grelotte, secoués par les vagues, en haut, en bas, d’un côté à l’autre. Seuls points de repère : le ronron du moteur, les souffles rauques et les mains qui s’agrippent. »
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« ‘Wir schaffen das.’ Ces trois mots, qu’elle répétera à plusieurs reprises, ont déclenché une vague sans précédent de stupeur : espoir des malheureux du monde entier en quête d’une terre accueillante, admiration d’une large partie des Allemands, colère et haine d’une minorité xénophobe qui s’étendra dans toute l’Europe. »
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Les jeunes filles ont téléphoné à leur mère, qui a pleuré de joie en les entendant. Pendant un long moment, elles n’ont perçu que sa respiration saccadée, puis leurs
prénoms répétés comme une incantation. Cinq mois avaient passé depuis leur départ, trois semaines sans nouvelles de ses filles. Non, toujours pas de message d’Elias. Soupirs. La somme demandée était importante, mais la mère a promis de la trouver et d’effectuer le virement vers le compte bancaire serbe indiqué.
« Que Dieu vous protège, mes filles.»
« Qu’Il vous protège, toi et nos sœurs, nous te rappellerons dès que nous arriverons en Allemagne, mère. »
Après une semaine d’attente, le virement bancaire est arrivé. Elles feraient partie du prochain convoi.
Avec cinq autres Syriens, on les a conduites en voiture à Horgos, à la frontière nord de la Serbie. Une ancienne bergerie en rase campagne, où s’entassaient une centaine de personnes dans des conditions d’extrême précarité. Il faisait très chaud. L’eau manquait.
À partir de minuit, les passeurs les ont emmenés par petits groupes successifs, avec des consignes de silence absolu. Elles ont réussi à traverser la frontière à un endroit où le mur grillagé n’avait pas encore été érigé par la Hongrie.
Les voici dans une forêt près du village hongrois de Roszke. Ce qu’elles ignorent, c’est que le responsable du réseau, un Afghan basé à Budapest, devait encore trouver un chauffeur remplaçant, si possible docile et pas trop cher.
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INCIPIT
26 AOÛT 2015
Dans une forêt de Hongrie
Tout est bleu à l‘intérieur. Bleues les parois. Bleus leurs souffles. Bleus leurs visages fatigués. Même leurs pensées semblent bleues. Asma presse ses paupières et voit des millions d’étoiles sur fond bleu. C’est étrangement beau. Comme dans un aquarium. Les voici anguilles, leurs poumons rétrécis en branchies, glissant ensemble vers les abysses silencieux.
Le calme fait du bien après l’agitation, l’angoisse, les cris, les coups. Les enfants ont cessé de pleurer. Combien sont-ils au juste, entassés, engouffrés, encore et encore, contents malgré tout de grimper dans ce véhicule qui les emmène à la fin de la nuit de ce coin perdu de Hongrie…
Asma a essayé de compter, mais, serrée comme elle est, son angle de vision est limité. Nous sommes au moins soixante, pense-t-elle. Soixante sur moins de trois mètres de large par cinq mètres de long. Sans doute moins de quinze mètres carrés. Elle essaie de se figurer quinze petits carrés et, sur chacun, quatre ou cinq personnes. Elle se remémore, lors d’un cours de biologie au lycée à Damas, la petite cage grouillant de souris blanches s’escaladant les unes les autres, entortillant leurs fines queues roses et leurs moustaches frémissantes, poussant de petits cris perçants, tandis que l’une d’elles avait levé vers elle d’immenses yeux vitreux. Elle se souvient du regard fixe du petit animal posé sur elle.
Pendant trois nuits et trois jours, Asma et sa sœur aînée Lefana se sont terrées avec les autres dans la forêt près de Kecskemét, à attendre le camion. Encore la Hongrie à traverser. Bientôt elles atteindront leur but. La chaleur est forte. Pas un souffle. Nul point d’eau où se désaltérer et se laver. Le sol est jonché d’aiguilles de pin rousses et parfumées, qui forment un tapis très doux.
La troisième nuit, à 3 heures du matin, un bruit de moteur a enflé entre les troncs noirs. Asma a pensé: Nous sommes le 26 août, le jour d’anniversaire de Père, c’est un signe qu’il nous envoie du Ciel, à la grâce de Dieu. Elle a pleuré de joie.
Quand ils ont vu le camion blanc ouvrir ses deux battants arrière, tous les voyageurs se sont levés et précipités pour y grimper. La nuit grouille de piétinements, cris étouffés, bousculades, pleurs d’enfants, bébés transportés à bout de bras. Lefana a pris Asma fermement par la main et ajusté son voile sur ses cheveux et son visage. Elles ont les mêmes yeux noirs ombrés de cernes violets. Seulement, Asma a le regard fiévreux. Ne jamais me séparer de ma jeune sœur, a promis Lefana à leur mère, que le Très-Haut miséricordieux la protège: «Prends-la avec toi et partez au pays des Allemands, il n’y a plus de vie pour vous ici. Moi, je reste avec tes sœurs, nous allons vous rejoindre dès que possible.»
Il n’y avait plus d’homme à la maison. Le père, paisible pharmacien à Damas et amateur de botanique, mais qui avait eu le tort d’avoir pour client et ami le rédacteur d’un journal clandestin, a été embarqué en 2006, bien avant le début de la guerre civile en Syrie. Cinq mois plus tard, une petite urne était rendue à la famille avec son avis de décès par insuffisance cardiaque. Elles étaient seules désormais.
Cela faisait quatre ans que la Syrie était à feu et à sang. Au front entre forces gouvernementales et rébellion s’était ajouté, depuis 2014, un nouveau belligérant, qui progressait de manière fulgurante dans l’est et le nord du pays : l’État islamique terrorisait les populations là où il plantait ses bannières noires. Alors des puissances étrangères s’étaient mêlées au conflit, achevant de transformer la Syrie en un vaste et inextricable champ de bataille.
Elias, le frère aîné de Lefana et d’Asma, avait rejoint un mouvement étudiant proche de la rébellion. Grand lecteur et poète à ses heures, il se destinait à une carrière de professeur de littérature. Il avait publié des poèmes dans des revues. En raison de ce goût partagé pour les mots, une tendresse particulière reliait Elias à sa petite sœur Asma. Ils s’échangeaient des textes, commentaient leurs lectures, déclamaient ensemble des vers. Asma était particulièrement douée. Son frère l’encourageait. Marqué par la disparition de leur père et révolté par les violences policières, ...
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là, je souffre et j'enrage. Voir ces jeunes chevelus assis sur le mur, trinquant et chantant, une bouteille à la main... Ces embrassades avec nos capitalistes. Tous ces efforts pendant quarante ans pour bâtir une société nouvelle : l'éducation depuis le plus jeune âge, la surveillance de toutes les déviances...Quelle tâche surhumaine nous nous sommes assignée. C'est difficile de changer les hommes, un travail de Sisyphe.
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Et pourtant, le Parti n'a pas proscrit toute littérature. C'est étrange, à bien y penser, que de laisser les citoyens s'étourdir de poésies, de drames et de comédies, de contes et de légendes, de romans policiers et de science fiction, de dystopies et d'uchronies. Et on s'échange les livres interdit sous le manteau. Toutes ces heures passées à oublier l'Etat des ouvriers et des paysans en lisant, toutes ces heures à s'évader par l'imagination. Dans nul autre pays au monde, on ne lit autant. La République démocratique a mérité le surnom de Leseland, pays des lecteurs.
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La foule est déterminée, joyeuse et pacifique. Le mousseux bu, aucune bouteille n'est projetée, aucun projectile n'est lancé. Au premier rang, de jeunes hommes moustachus, les poings serrés dans leurs blousons bon marché, crient les slogans. Mais ils répondent : Pas de violence aux jeunes gardes - frontières qui s'énervent et esquissent des gestes menaçants. Les manifestants restent calmes : pas de violence ! Que c'est beau, les hommes saisis par l'esprit de paix.
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Christine de Mazières
Une forêt de mains levées. Pas de poings fermés sur la colère ou le mensonge. Finis les poings levés obligatoires pendant quarante ans de défilés forcés. Ce sont des mains qui retournent en enfance, mains ouvertes, mains offertes, mains agiles, qui font signe, applaudissent, caressent, touchent d'autres mains, entourent l'épaule du voisin. Des mains qui s'élèvent pour attraper le vent de liberté soufflant cette nuit. Voyez ce peuple de mains qui s'éveillent.
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Il cite Brecht " Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu"
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Nuit de novembre éclairée à la lumière jaune sale des réverbères. Murs, grillages, barbelés, miradors. Décor de scène qui attend que la pièce démarre. Soldats et foule se font face.
Rien ne se produit, sauf la foule qui grossit. Et c'est cela l'événement, ces gens qui font nombre, simplement, sans beaucoup de mots.
C'est impressionnant, une foule silencieuse qui enfle, même pour des sentinelles armées. On se serre, on est au coude-à-coude. On se soutient, on se tient chaud. On a un peu moins peur. Ça sent la fraternité.
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De ma bouche d'ombre, je scrute le dehors, l'ailleurs, l'au-delà de l'univers gris qui est le mien. Un gris poisseux qui colle à toute chose. Gris des murs de mon quartier, gris de l'uniforme que je portais, gris des miradors, gris de la mer du Nord, gris éteignoir, gris de cendre, gris fumée, gris d'étoupe, gris de poix, gris de glu.
Je rêve éveillé. Le seul espace de pleine liberté est le rêve. Cette ville est peuplée de somnambules.
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Je me suis réveillé, hagard. La nuit est tombée. Ma fièvre aussi. Je me lève et vais à la fenêtre, regarde les gouttes d'eau dessiner des paysages éphémères sur la vitre. Le lampadaire en face de mon appartement éclaire à contre-jour la pluie fine. Il bruine dehors, il bruine dans mon cœur.
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Une forêt de mains levées. Pas de poings fermés sur la colère ou le mensonge. Finis les poings levés obligatoirement pendant quarante ans de défilés forcés. Ce sont des mains qui retournent en enfance, mains ouvertes, mains offertes, mains agiles, qui font signe, applaudissent, caressent, touchent d'autres mains, entourent l'épaule du voisin. Des mains qui s'élèvent pour attraper le vent de liberté soufflant cette nuit.
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Ils sont dans la "Vorfreude", la joie d'avant la joie. Mais ils sont en train de découvrir la nouvelle la plus inouïe : ici, à la frontière, à la place du peuple résigné et soumis de la RDA, se tiennent des personnes qui clament leur désir de liberté. Ils sont venus fuir un pays muselé et ils rencontrent un peuple en train de secouer ses chaînes. Une onde de joie illumine les visages et allume de minuscules étincelles dans les regards.
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Et là, peu à peu, par son ampleur la foule mesure sa force, sa dynamique propre. Holger, Karin, Micha et les autres prennent conscience qu'ils sont peut-être davantage que des spectateurs : ils sont eux-mêmes les acteurs de ce qui se joue en ce moment.
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Depuis la crèche, ils ont appris à obéir et à se taire. Esprits asservis, parole empoisonnée. A vivre dans deux mondes parallèles, celui d'une société officiellement sans classes et celui d'une société duale, où les privilégiés du régime font leurs courses dans des boutiques réservées et tous les autres la queue devant les magasins presque vides.
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Là, au pied du mur, la vieille peur les reprend, leur tord l'estomac, essore leurs boyaux jusqu'à leur faire remonter la bile à la bouche, la peur qui refroidit la moelle dans leurs os, la peur des matins gris, la peur des nuits noires. Mais ils ne s'arrêtent plus. Ils se sentent poussés par un désir si fort.
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Dans l'incertitude du pressentiment, tout fait signe, tout fait sens soudain. comme un grand fil invisible qui relie les pensées, les perceptions, les battements de cœur, tout un peuple d'instants étoilés.
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Au milieu de la nuit, la frontière s'est ouverte et une longue file de Trabant et de Wartburg est arrivée de Pötenitz, un défilé ininterrompu de petites voitures sortant lentement de l'ombre, sous les applaudissements de gens venus de Lübeck et des alentours.
Des mains sortent des voitures, des mains que saisissent d'autres mains au bord du chemin. J'aurais voulu voir leurs visages, à ceux qui découvrent une haie d'honneur d'inconnus qui les applaudissent. J'aurais voulu voir leurs visages, leurs yeux étonnés, mais je n'ai vu que des mains, des forêts de mains ouvertes. J'ai pleuré devant la télévision.
(p. 186)
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