La cache de
Christophe Boltanski
Le poilu assurait-elle, allait guérir de lui-même. Elle s’aperçut tardivement que les trois quarts des plaies étaient causées par des éclats d’obus qui, mêlés à la boue, l’eau putride et le tissu sale des vareuses, provoquaient des infections immédiates.
[…]
Le Journal des marches et des opérations, tenu dans chaque unité et accessible depuis peu sur Internet, ne décrit pas les êtres d’épouvante qui affluent à l’infirmerie, avec leurs visages terreux, leurs intestins à l’air, leurs moignons sanglants, leurs demi-fesses, le larynx arraché, comme si on les avait égorgés, encore capable d’émettre des sons, malgré leurs crânes ouverts qui découvrent les méandres d’un cerveau écarlate. Il ne détaille pas d’avantage les conditions de travail à l’intérieur de l’abri : les blessés qui s’agrippent à la blouse et supplient d’être soignés en premier, les relents de vomi, d’éther et de crasse chaude, la lampe à acétylène qui s’éteint à chaque fois qu’une « marmite » tombe à proximité, le sol gorgé d’eau et de sang, les doigts boueux tâtonnant dans l’obscurité pour trouver la plaie et la badigeonner de teinture d’iode, les dépouilles gonflées et couvertes de mouches entassées à l’extérieur, le martelage sourd, toutes les demi-secondes, qui vous jette à terre et risque de transformer la galerie en tombeau. Rien sur les coups de sifflet, les « En avant ! » hurlés par des officiers, la course éperdue derrière la vague d’assaut, les tac-tac des mitrailleuses, les cris, les explosions, les corps impossibles à soulever tellement ils sont lourds, la civière qui tangue dans la vase, les brancardiers mourant les uns après les autres, dont on ne retrouve qu’une gadoue rouge comme le meilleur ami de mon grand-père […].
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