De #MeToo à "Black Lives Matter", les bouleversements de notre société s'invitent dans la sphère culturelle. À l'heure où les sociétés occidentales questionnent leur héritage, comment les musées s'adaptent-ils ? Pour en parler, Guillaume Erner reçoit Cécile Debray, conservatrice générale du patrimoine et présidente du musée national Picasso-Paris, et Christophe Boltanski, grand reporter au "Nouvel Observateur".
#culture #musée #blm
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Ses calepins pouvaient aussi receler des trésors. Des fragments, des petits riens, des pointillés qu'il suffit de relier pour reconstituer une vie entière. Une écriture qui donne du sens à l'insignifiant. Des grains de sable racontant un monde disparu.
Les balles ayant été purifiées par le feu, les blessures de guerre étaient réputées aseptiques. Pour éviter de les souiller, il ne fallait donc pas y toucher. (..) Avant de s’apercevoir de son erreur, la Faculté militaire déconseillait les interventions chirurgicales. Le poilu, assurait-elle, allait guérir de lui-même. Elle s’aperçut tardivement que les trois quarts des plaies étaient causées par des éclats d’obus qui, mêlés à la boue, l’eau putride et le tissu sale des vareuses, provoquaient des infections immédiates.
Et la nièce mariée à un vicomte qui, à la table, Rue-de-Grenelle, lance entre deux plats : "J'ai vu un type dans le métro. Il me regardait. Il avait une sale tête de Juif. Oh, pardon, mon oncle !" Là, je prends des libertés avec la chronologie. Ses propos racistes ont été tenus après la guerre. Après la Shoah. Avant, elle ne se serait vraisemblablement pas excusée. Tout cela est formulé avec beaucoup de naturel, sans volonté de nuire, sans malice particulière.
Elle qui ne mangeait rien nous transmettait une tradition culinaire pour solde de tout compte. Pas de folklore exotique, pas de coutumes à respecter, pas de langue rare à sauver de l'oubli, pas de culture ancestrale à entretenir par-delà les frontières. Juste des recettes. Une nourriture qu'il fallait qualifier de "russe" pour ne pas dire juive.

Le poilu assurait-elle, allait guérir de lui-même. Elle s’aperçut tardivement que les trois quarts des plaies étaient causées par des éclats d’obus qui, mêlés à la boue, l’eau putride et le tissu sale des vareuses, provoquaient des infections immédiates.
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Le Journal des marches et des opérations, tenu dans chaque unité et accessible depuis peu sur Internet, ne décrit pas les êtres d’épouvante qui affluent à l’infirmerie, avec leurs visages terreux, leurs intestins à l’air, leurs moignons sanglants, leurs demi-fesses, le larynx arraché, comme si on les avait égorgés, encore capable d’émettre des sons, malgré leurs crânes ouverts qui découvrent les méandres d’un cerveau écarlate. Il ne détaille pas d’avantage les conditions de travail à l’intérieur de l’abri : les blessés qui s’agrippent à la blouse et supplient d’être soignés en premier, les relents de vomi, d’éther et de crasse chaude, la lampe à acétylène qui s’éteint à chaque fois qu’une « marmite » tombe à proximité, le sol gorgé d’eau et de sang, les doigts boueux tâtonnant dans l’obscurité pour trouver la plaie et la badigeonner de teinture d’iode, les dépouilles gonflées et couvertes de mouches entassées à l’extérieur, le martelage sourd, toutes les demi-secondes, qui vous jette à terre et risque de transformer la galerie en tombeau. Rien sur les coups de sifflet, les « En avant ! » hurlés par des officiers, la course éperdue derrière la vague d’assaut, les tac-tac des mitrailleuses, les cris, les explosions, les corps impossibles à soulever tellement ils sont lourds, la civière qui tangue dans la vase, les brancardiers mourant les uns après les autres, dont on ne retrouve qu’une gadoue rouge comme le meilleur ami de mon grand-père […].
Chacun de mes interlocuteurs en rapporte une version légèrement modifiée. Ces séries d’altérations font elles-même sens et donnent à ces faits minuscules une patine, une profondeur, une épaisseur. Elles racontent à leur tour une histoire, celle de l’exil, d’une immigrée contrainte, comme beaucoup de ses semblables, au mensonge pour survivre, celle de ses descendants en mal de cohérence et, aussi, celle du temps qui passe, de l’oubli.
(***À propos de la grand-mère, à l'enfance douloureuse, dernière enfant d'une nombreuse fratrie, dont on s'est débarrassé et fait adopter par une sorte de marraine,veuve et sans enfant)
Il est logique qu'après une enfance pareille, elle n'ait eu de cesse de recréer ce dont elle avait été privée : une famille conçue comme un bloc compact.
( p.167)
Tout la rattachait au roman noir, à un univers noir, à une littérature qui vise moins à résoudre une énigme qu’à montrer la noirceur de la société. Son rejet de l’ordre établi, son caractère atrabilaire, son pessimisme foncier la portaient naturellement vers des auteurs qui s‘appliquent à dépeindre des villes pourries, des mondes dominés par des salopards, où le héros ne peut compter sur personne et ne vaut en général pas mieux que les autres. Il n’est pas nécessaire d’être un grand spécialiste pour reconnaître dans ses ébauches de textes l’influence des maîtres du genre, des auteurs américains qu'elle adulait comme Dashiell Hammett, David Goodis, James Cain ou Raymond Chandler.
La cuisine s'emplissait d'odeurs d'ail, de pelures brûlées, de fritures. Les murs résonnaient de bruits de hachoir et de noms bizarres : kacha, vareniki, pojarski, vatrouchka. Les grands jours, généralement le dimanche, elle préparait du bortsch. Une soupe de betteraves, de choux et de poitrine de boeuf qu'elle laissait mijoter la veille, dégraissait au petit matin et servait avec des pirojki, des pâtés briochés de chez Goldenberg.
Nous avions peur. De tout, de rien, des autres, de nous-mêmes. De la petite comme de la grande histoire. Des honnêtes gens qui, selon les circonstances, peuvent se muer en criminels. De la réversibilité de l'homme et de la vie. Du pire, car il est toujours sûr. Cette appréhension, ma famille me l'a transmise très tôt, presque à la naissance