Dans les yeux des autres raconte l`histoire de deux sœurs, l`une écrivaine et l`autre médecin, leurs parcours, leurs désillusions. Qu`est-ce qui vous a donné l`idée de cette histoire ? (un personnage, un lieu…?)
Je voulais écrire un roman politique, mettre des mots sur ma colère devant la marche du monde et je me suis appuyée sur un grand livre de Doris Lessing, Le Carnet d`or. Aucune résignation, ici.. Mes personnages sont tous des résistants. Certes ironiques, certes moqueurs, et lucides. Il s`agit de littérature.
Ce roman aborde de nombreux thèmes différents : le milieu littéraire et son hypocrisie, l`engagement politique, les relations familiales... Aviez-vous prévu dès le départ de faire un roman qui aborderait tous ces sujets, ou bien se sont-ils greffés les uns aux autres progressivement ?
A la manière d`un puzzle, ils se sont agencés les uns aux autres, pour évoquer finalement une seule et même chose, l`horreur de l`indifférence, l`amour de la beauté, la passion politique et poétique.
Le roman tourne en partie autour du militantisme politique des personnages, est-ce quelque chose qui vous tient personnellement à cœur ?
Oui. On en a dit trop de mal. Ca suffit, les caricatures. Je donne aussi d`une certaine manière le point de vue d`une fille sur une période, Mai 68, ou le coup d`état de Pinochet, qui a été racontée principalement par des garçons.
Le roman aborde notamment le sujet de l`éclat trompeur du monde littéraire. Etant écrivain et éditrice, est-ce quelque chose que vous avez personnellement expérimenté dans votre carrière et que vous souhaitiez exprimer ?
J`écris des scènes. De toutes sortes. Les ridicules et la vanité sont depuis toujours d`excellents sujets littéraires.
Vous avez dans vos précédents romans déjà expérimenté la forme de l`autobiographie. Dans celui-ci, y a-t-il un personnage dans lequel vous vous reconnaissez particulièrement ?
Je suis Anna et Marek, Molly et Boris, et aussi Mélini. C`est le bonheur du roman, ces destins qu`on endosse, impossible de ne pas être tous les personnages.
Entre les différentes désillusions expérimentées par les personnages, le ton de ce roman est assez mélancolique. Quelle sensation voudriez-vous que ce roman laisse à vos lecteurs ?
Je reçois beaucoup de témoignages qui me disent au contraire l`énergie, l`oxygène que leur apporte ce roman. Des mots, certes, mais assemblés pour résister à la laideur, à la tristesse, à l`inhabitabilité du monde. A l`injustice.
Votre carrière alterne entre romans, nouvelles, théâtre, essais, livres pour enfants… Avez-vous déjà des idées de projets futurs ?
Bien sûr.
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Nine stories de J. D. Salinger.
Quel est l`auteur qui vous a donné envie d`arrêter d`écrire (par ses qualités exceptionnelles...)?
Les beaux livres donnent envie d`écrire.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Alcools de Guillaume Apollinaire, et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Le journal de Virginia Woolf.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Les frères Karamazov de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Les œuvres complètes de Flannery O’Connor, les œuvres complètes de Grace Paley, les œuvres complètes de Sylvia Townsend Warner, et Anna Petrovna de Lydia Tchoukovskaïa.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Belle du Seigneur d`Albert Cohen.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
"Nous travaillons dans les ténèbres, nous faisons ce que nous pouvons, le reste est la folie de l`art." (Henry James)
Et en ce moment que lisez-vous ?
Le Chapiteau Vert de Ludmila Oulitskaïa, un roman magnifique.
Découvrez "
Dans les yeux des autres" de
Geneviève Brisac aux
Editions de l`Olivier :

Les nouvelles. Lecture de « Une société », par Anne Alvaro, Geneviève Brisac, Agnès Desarthe.
«
non seulement les femmes se prêtent moins aisément à l'analyse que les hommes, mais ce qui fait leur vie échappe aux méthodes habituelles par lesquelles nous examinons et sondons l'existence. »
Je vis avec la faim, je la mate, je la dompte, je l'apprivoise, je l'endors. Après avoir été cruelle, elle se calme toute seule, il suffit d'attendre. Je sais qu'un bonbon la trompe. J'aime la sentir toute la journée, juste en dessous du plexus, un courant d'air qui me réunit à l'air du ciel. Je considère que la faim me donne une énergie immense, une légèreté de sarcasme. Mes pieds ont moins à porter, et même si la surveillante générale m'a dit que j'étais longue comme un jour sans pain, et qu'on me trouvait désormais agressive et méchante - alors qu'il me semble ne dire quasi rien à personne et passer comme une danseuse - je suis fière de mon entreprise. J'allège le monde.
Quelquefois les livres vous aident plus que n'importe quoi.
Sans cesse j'étouffe, je m'englue dans la toile, je me crois maligne, je souffre, mais je ne le sais pas.
" J`écris des scènes. De toutes sortes. Les ridicules et la vanité sont depuis toujours d`excellents sujets littéraires. "
Dehors : une rue étroite et sombre, des immeubles en béton. C'est la rue Séverine, du nom d'une femme libre dont Renoir fit le portrait. Elle créa des journaux, fut pacifiste, libertaire, tint chronique, signa souvent Séverin, aima la cause des animaux, se passionna pour la Révolution russe de 1917, fut deux ans journaliste à "L'Humanité", recueillit Jules Vallès chez elle à Paris, au 77 Boulevard Saint-Michel et sombra dans l'oubli.
Si elle était un animal, ce serait une louve, si elle était une fleur, ce serait une orchidée déguisée en ortie, si elle était un vêtement, une cape de Fantômas
(p. 125)
Tout va continuer comme ça, éternellement. Je sais aussi que ça ne peut pas du tout continuer, mais je ne vois rien devant moi, je n'ai aucun espoir. Un petit enfer s'est substitué à la vie d'avant, insensiblement, je ne vois pas la différence.
Je cherche à échapper à la mort, aux sentiments, à la jalousie des dieux, aux souffrances qu'ils concoctent pour ceux qui aiment, ceux qui vivent.
Je fais ma petite tambouille.
Notre façon d'aimer, et de résister nous définit.
Peu à peu les choses deviennent visibles. Peu à peu,les gestes secrets, répétés suffisamment souvent, pendant suffisamment longtemps, sont pris au filet de l'attention de ceux qui vous entourent. Toujours. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas quand, ni comment, mes parents m'ont vue.