La Victoire en pleurant :
alias Caracalla 1943-1946
Daniel CordierBénédicte Vergez-ChaignonPaulin Ismard,
Yann Potin
Éditions Gallimard
Collection Témoins
D. Cordier retrace deux années et demie de son parcours, de la mort de J. Moulin en 1943 jusqu'à sa démission en 1946. Les conflits au sein de la direction de la Résistance, les positions des intellectuels dans le Paris occupé et le procès de
C. Maurras font partie des sujets abordés. ©Electre 2021
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Il sort déjà du rayonnage Les Morceaux Choisis de Valéry : "Vous aimez Valéry?" Je confesse que si j'ai une passion pour ses essais, il n'est pas mon poète préféré. J'admire Apollinaire, Baudelaire, Rimbaud, Péguy. Je connais par cœur nombre de leurs poèmes, alors que, de Valéry, je n'ai retenu aucun vers.
"C'est pourtant le plus grand !" coupe-t-il, avant de s'élancer sans aucune gêne :
Soleil ! Soleil !... Faute éclatante !
Toi qui masques la mort, Soleil [...]
Tu gardes les cœurs de connaître
Que l'univers n'est qu'un défaut
Dans la pureté du Non-être !
Je suis médusé : je n'ai jamais entendu réciter de poèmes de Valéry. La voix chaude et familière de Rex me révèle la splendeur de ces vers, qui m*apparaissent pour la première fois dans tout leur éclat. Je suis envahi par un ruissellement de lumière. Comme nous sommes loin de la guerre ! Je regrette d'être obligé de l'accompagner au dîner tant j'ai hâte d'être seul pour relire ces vers surprenants, qui m*avaient rebuté autrefois.
J'observe Rex : il tourne le dos à la fenêtre, l'épaule appuyée contre la bibliothèque ; son visage rayonne. Je n'aurais jamais cru qu'il pût être bouleversé par un poème. La poésie, consolation ultime de ceux qui n'ont qu'un pied dans la vie, est liée aux, rêveries de mon adolescence. Qu'est-elle donc pour lui, apparemment heureux de vivre et jouant avec aisance son rôle dans l'existence ?
La thèse du suicide de Moulin a été avancée par Barbie, sans doute pour se dédouaner d'abord à l'égard de ses supérieurs, ensuite face à l'histoire. Elle inspire donc une solide répulsion. Mais un historien ne peut l'exclure. Beaucoup de résistants choisirent le suicide : Bingen, Brossolette, Médéric et tant d'autres inconnus, craignant une défaillance de leur corps, préférèrent se supprimer, par fidélité à la cause et au sens du devoir. (...) Cette attitude était conforme au caractère de Moulin.
En 1989, Bernard Pivot me demanda : " Pourquoi Jean Moulin vous a-t-il choisi comme secrétaire ?" Je lui fit sans doute la réponse la plus ridicule de ma vie : " Parce-que c'était lui, parce-que c'était moi ; " J'aurai du dire la vérité : Je ne m'étais pas posé la question, et Jean Moulin ne m'en donnât jamais la raison.
Je pense aux militants plus âgés, mariés, avec des enfants et sans travail. De quoi vivent-ils dans la France de 1942 ? Leur situation doit être désespérée.
J'emporte de cette soirée un souvenir cruel. Ce n'est plus, comme avec les chefs de la Résistance, un affrontement idéologique sans rapport avec l'ordinaire de leur existence, mais une démarche de solidarité en direction des laissés-pour-compte de la société. Cela mérite de ma part plus qu'une réflexion : un engagement.
Une évidence me saute aux yeux : la gauche, que j'ai tant combattue, incarne seule l'espoir de changer leur condition.
Un jour, il tient à la main La Nausée, d'un certain Jean-Paul Sartre. Depuis peu, son nom ne m'est pas inconnu. Parmi les livres du mess, j'ai remarqué Le Mur, que je n'ai pas lu. Je l'interroge : « Comment est-ce ? — Passionnant. Figure-toi que je l'ai eu comme professeur de philosophie au Havre. La classe était suspendue à ses lèvres. Pourtant, à quelques exceptions près, personne ne s'intéressait à la philosophie. Il est très laid, mais les filles sont folles de lui. »
J'ignorais qu'en amour, les mots seuls provoquent parfois les étreintes espérées.
En chacun de nous, il y a un regret qui veille. Le mien s'appelle David. Pour d'autres, il n'y a que le nom d'une fuite sans retour.
C'est là que nous nous rejoignons tous, dans ce qu'on appelle la nostalgie.
Pourquoi Pétain, sauveur de la patrie en 1917, acclamé par Maurras au mois d’avril [1940] pour gagner la guerre, a-t-il changé de camp en acceptant la défaite ? (…) Instinctivement, je suis sûr qu’il a trahi. Mais avant lui, le grand coupable n’est-il pas le Front populaire, qui a désarmé la France ?
J'explique à Camus que c'est en lisant L'Etranger que j'ai compris qu'il est un "grand écrivain". C'est pourquoi, rentrant à Londres, je lui demande de rédiger un papier.* Il répond : "ce n'est pas un texte courant, car je pense que les gens d'Alger ont besoin d'être alertés sr des problèmes qu'ils ont l'air d'ignorer ou de négliger. Ils s'imaginent qu'avant tout nous avons besoin de l'annonce de la Libération. Nous sommes déjà des hommes libres puisque nous avons choisi la Résistance. Parce qu'il n'y a d'autre hiérarchie entre nous que celle du courage, nous en possédons autant qu'eux. Surtout les membres des assemblées, de l'administration et du gouvernement croient que nous attendons des libérateurs pour devenir libres. Non, la Résistance a besoin d'armes et d'argent.
* Malheureusement, ces différents textes n'ont pu être retrouvés dans les archives du BCRA ou dans les archives personnelles de Daniel Cordier.
J’ai envie de l’embrasser pour le remercier de tout : son présent, son retour, l’homme qu’il est Mais *Rex n’est pas quelqu’un que l’on embrasse. En dépit de son sourire et de sa gentillesse, son regard creuse un abîme entre nous.