Daniel Picouly

De temps en temps, il nous offre une "mort littéraire" sur l'estrade. C'est son petit théâtre. Taquin rêve d'être le TNP et la Comédie-Française à lui tout seul. (...) Je me rassure. Taquin n'osera pas mourir en dehors des heures de cours. Sans public. Il lui reste tant de belles morts à jouer sur l'estrade, pourquoi gâcher la sienne ? (p. 25)

Jones bâillonne la Marmotte qui se débat tel un furieux, puis tout à coup abandonne. Son corps a de gros hoquets de pantin. Il pleure contre la poitrine de Jones, agrippé à sa chemise. Jones regarde Ed et la Patronne avec des yeux de naufragé... Qu'est-ce que je dois faire ?... Rien. Les trois entourent la Marmotte en silence. C'est la crèche, avec un Jésus qui renifle, un bœuf en carcasse et un âne bâté. La Vierge Marie a été revisitée par des formes de tenancière et Joseph doit être en train de recharpenter la porte de la gargote soufflée par le Saint-Esprit.

La géo, c'est chiant !
Une bombe atomique vient de tomber sur la classe.
Une bombe atomique de silence.
Ce 22 septembre 1958, à Villemomble, dans le CM2 de Monsieur Brûlé, est enregistrée la première explosion thermonucléaire de gros mots.
Tous les élèves et le maître sidérés se tournent vers l'épicentre du séisme: Bonbec.
Bonbec, mon copain, mon ami, le meilleur et le seul à la fois. Bonbec, le dernier roi fainéant, Bonbec, dit "boule de suif ", " Bouboule"," Le Gros", "Le replet", " Le Bien portant " et, depuis cette explosion, "L'épicentre"
Bonbec est une gros tas de synonymes qui semble le seul à ne pas avoir senti le souffle de la déflagration.

Mais les idées, c'est comme les gosses, il suffit pas de les avoir, il faut les élever.

Moi,
si je pouvais redessiner le monde,
je le mettrais en notes,
tout près, à ma portée.

Je me dresse sur le lit, en sueur. J'ai dû crier, mais personne n'a entendu. Le vélo de la m'am ! Hier soir, je l'ai emprunté pour aller jouer au foot au Champ de Personne. Pas peu fier. Je pouvais tout juste m'asseoir sur la selle. Pour pédaler, je devais me mettre en danseuse, comme Charly Gaul dans le Tourmalet. Les copains étaient babas ! Un vélo parme avec des sacoches de facteur en cuir.
Au Champ de Personne ! J'ai oublié ! Le vélo de ma mère ! J'ai beau le découper, le redécouper et le mettre dans tous les sens, ça ne change rien. J'ai oublié le vélo de ma mère au Champ de Personne !
La maison vient de s'écrouler sur mon crâne. « Quinze morts rue Meissonnier. Une famille nombreuse menacée d'expulsion périt tout entière dans l'effondrement de son logis. » Ce sera le gros titre du Parisien, entre la sixième victoire d'Anquetil au Grand Prix des Nations, et une photo du général de Gaulle en train de serrer des mains dans la foule pour le référendum.

"La citation est à la littérature ce que la rondelle est au saucisson." dixit M. Brûlé.

Citoyenne! Ce soir, j'ai envie de couper le kiki d'un négrillon. Ça me changera de l aristocrate.
La Marmotte comprend tout de suite que c'est lui le négrillon. Il vérifie. Rien d'autre qui y ressemble dans la gargote presque vide. La citoyenne est rose et blonde à croire qu'elle le fait exprès. Elle lit à la chandelle une gazette, accoudée sur un tonneau, et ne lève même pas les yeux vers le marin. Dans la salle, il n'y a que des patriotes attablés au vin chaud, et un poêle allumé solitaire. Le tout, recouvert d'un silence fatigué de bivouac qui tasse le plafond sur les têtes. Pas de doute, le seul négrillon, ici c'est lui.
Le gamin regrette d'être entré dans cette taverne du haut de la rue de la Monnaie. Mais il est tard et il avait besoin d'un peu d'eau et d'une écuelle pour faire boire cette fichue potion à ce satané chien minuscule.

Justement, en parlant de craie, tu te souviens de cette planche sur « La craie. Les roches calcaires » ? Qu'est-ce qu'on en a à faire que la craie bouillonne sous le vinaigre et pompe l'encre ? On le sait ! On l'a fait cent fois en classe sans se faire prendre.
Bonbec a raison. La craie dans l'encrier, pour que le copain torde sa plume quand il la trempe, c'est un classique. C'est à croire que ces planches ne sont faites que par d'anciens bons élèves.

(...) il ne faut jamais déranger un cœur qu'on est en train de dessiner.
Sinon, il pourrait...s'envoler !

Je vais bientôt avoir neuf ans et je ne suis toujours pas tombé amoureux. Pas le moindre coup de foudre. […]
Neuf ans déjà et toujours rien.
Il faut que je me rende à l’évidence, je ne suis pas un enfant précoce.

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire...

"Les idées, c’est comme les gosses. Il ne suffit pas de les avoir, il faut les élever."

Je traverse le boulevard du palais et j'entre chez la Mère de Than.
C'est un boui-boui en boyau sous la marché aux fleurs de la place Lépine (celui du concours). Il sent l'orchidée carnivore et la vanille sauvage. Inutile d'insister, je ne vous donnerai pas l'adresse. C'est un coupe-gorge qu'on appelle aussi "La garde à vue" tant on peut y croiser d'avocats, juges, flics, journalistes, quidam et truands sans pouvoir les distinguer sous la serviette. (...)
Ici, chaque table porte le nom d'une prison. On peut manger à Fleury-Mérogis, Clermont, Fresnes ou aux Baumettes. Ce qui fait de chaque repas un repérage ou un pèlerinage. C'est selon.
Le plafond est entièrement garni d'ouvrages divers suspendus comme des andouillettes. Quand il en tombe un, c'est que l'auteur est mûr pour la postérité.
Là où le livre tombe, le repas est offert par la patronne. Comme quoi, la littérature peut encore nourrir son homme.

J'adore cet endoit. On y trouve tout ce qu'on veut à condition de ne rien chercher.

Cité Proust
Orly, vendredi 20 mars 1964

"Longtemps je me suis couché à plusieurs. Chez nous on est au moins deux par lit." Je relis le début de ma rédaction en attendant M. Taquin, mon professeur de français. Il parle le Proust couramment et j'espère que mon petit clin d'oeil au début de -La Recherche du temps perdu- aura une saine influence sur ma note. J'en ai grand besoin. (p. 11)

"Quand à l'automne une feuille tombe, l'ours la sent, l'aigle la voit et la biche l'entend ...."
C'est dans un livre de la bibliothèque.

Sans arme ! La remarque sonna comme une invitation pour Ed et Jones. Sans même se concerter, ils avaient déjà plongé, empoigné leurs engins et balancé les paniers en l'air. Les petits pains se multiplièrent à la volée. Miracle !

Ca doit être ça être grand, avoir le droit de lire à table.
Pendant qu'il lit, j'observe son front. Il se déplisse lentement au fur et à mesure que le p'pa tourne les pages. Un vrai miracle. Je me demande ce qui peut être écrit dans ce livre qui arrive à déplisser le front de mon père. Surtout je voudrais bien connaître celui qui a écrit ce livre. Lui demander son secret.
C'est décidé, plus tard, moi aussi j'écrirai des livres qui déplissent le front.
Quand je serai grand, ce sera ça, mon métier : déplisseur de front.

O toi céleste guillotine
Tu raccourcis reines et rois,
Par ton influence divine
Nous avons reconquis nos droits.