Lundi 5 août 2019, dans le cadre du banquet d'été "Transformer, transfigurer" qui s'est déroulé à Lagrasse du 2 au 9 août 2019, Mélanie Traversier lisait des extraits de "Bas la place y?a personne" de Dolores Prato.
Arpentant le paysage de son enfance tourmentée, Dolores Prato
invente, dans un récit monumental, une langue vibrante
et enchanteresse. Elle redonne vie aux lieux, aux plus modestes
des objets, à tout ce qui a peuplé son univers et façonné
son imaginaire.
Le livre est paru en 2018 aux éditions Verdier
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"Passe menace, lance-la bas la place..."; c'est comme ça que ça commençait, je ne sais pas comment ça continuait, mais ça s'achevait par un "bas"long et profond, atroce et très doux qui me renversait comme si vraiment je plongeais dans le vide, tête la première.
Je n'ai pas appris la comptine; quand j'essayais de la reconstruire, une fois arrivée à "bas la place ", des instants d'attente inutile, puis mon esprit, comme s'il parlait, disait "Bas la place y'a personne ".
Même à présent si, dans la tentative de faire ressurgir le reste, je chantonne: "Passe menace, lance-la bas la place.."et je force une résurrection qui n'a pas lieu, arrive tout seul:
"Bas la place y'a personne. "
Telle qu'elle était apparue, disparut la merveilleuse femme.
Je savais que le silence était le néant des bruits, le néant des oreilles. Et au contraire, dans la cessation de tout souffle de sons, j'entendis son bruit. Un fil de bruit plus fin que le fil que l'on pouvait tirer du cocon du ver à soie, couleur or pâle comme lui.
Ces gens étaient le feu qui brûle, elle la poêle bien forcée d'être dessus, le petit poisson qui devait y frire, c'était moi.
De cet oncle je conservais en tout et pour tout un souvenir, une bague et une promesse. Le souvenir c'était celui de ses retours de la chasse, quand il donnait à manger à la chouette, attachée à un billot par une chaînette. A chaque petit morceau de poumon qu'il lui tendait sur la point des ciseaux, celle-ci faisait une révérence et lui me disait : "Apprenez la politesse." La bague, il m'en fit cadeau au moment où il allait partir pour l'Amérique et le cérémonial fut tel qu'il me donna l'impression de posséder un joyau chargé de valeurs intrinsèques et historiques. et c'est également à ce moment-là que naquit, comme un rêve, la promesse. Il m'avait demandé ce que je voulais qu'il m'envoie de là-bas et j'avais répondu : "Des papillons, de toutes les couleurs, grands comme ça". Et j'avais grand ouvert mes deux mains l'une à côté de l'autre. L'oncle me les avait solennellement promis, mais il n'étaient jamais arrivés ; et moi qui les avais longuement annoncés à mes compagnes, j'avais été mortifiée par cette vaine attente; mais au fond de moi-même je les attendais toujours.
Marcher sans halte possible, c’est ça la vie, marcher sans savoir ce qu’il y aura de l’autre côté quand nous tournerons le coin. Ici il y a un caillou, une fleur, un chat, un bébé qui disparaît sans mourir, un arbre, un ami, soleil, nuage et, nature mêlée à la nature, la douleur obstinée. Si l’on scrute pour savoir ce qu’il y a de l’autre côté, seul répond l’effroi de la question
Tellement peu habituée à l'attention des gens sur moi que si par convenance forcée quelqu'un m'adressait son stupide"comment tu t'appelles?"Je répondais "non", cela signifiait: "Je ne veux pas repondre". Je haïssais les questions des grandes personnes; quoique rares, elles parvinrent à cribler de trous toute la toile de mon enfance.
Je suis née sous une petite table. Je m’étais cachée là parce que la porte d’entrée avait claqué, c’était que l’oncle rentrait.
L’oncle avait dit : « Renvoie-la à sa mère, ne vois-tu pas qu’elle meurt chez nous ? »
Aucune ambiance autour de moi, pas même de visages, seulement cette voix. Mère, meurt, aucun sens, mais renvoiela, oui, renvoie-la voulait dire mets-la dehors. Renvoie-la voulait dire me mettre à la porte et la refermer.
Bien que protégée par le tapis de table dont les franges effleuraient le sol, j’écoutais très attentivement : des fois qu’ils viendraient me chercher pour me mettre à la porte !
J’étais assise sur les briquettes du sol. Des miettes durcies s’enfonçaient
dans ma peau comme de petits cailloux. Ce premier petit bout de monde emmagasiné par ma mémoire, je le vois comme maintenant je vois ma main qui écrit. Les briquettes rectangulaires couleur croûte de pain, l’une couchée
à plat, l’autre sur chant, faisaient un tissage en chevrons.
Comme plafond, le dessous de la table avec ses traverses de bois ; les quatre pieds unis par des barreaux sur lesquels les gens posaient leurs pieds, plus usés au milieu ; tout cet échafaudage drapé du lourd manteau du tapis de table : que des couleurs nocturnes entretissées de fils d’or ; feuilles noires, fleurs à l’apparence de couleurs mortes, maisons pointues
brodées d’or, dans la partie foncée la moins sombre apparaissaient des têtes de Maures et des yeux étincelants. Le premier fait historique de ma vie, entrelacement de peur et d’émerveillement, eut lieu sous cette table.
La cause de tout, un prêtre. Comment aurait-il pu savoir, lui, que les enfants saisissent plus que les grands ne le supposent ?
Même ceux qui, leurs enfants, les ont faits, ne le savent pas.
Pour les gens bien c’était don Domenico ; pour le commun c’était don Domé. Ma tante disait encore Menghino 1, terme venu d’ailleurs, en train de mourir alors que déjà naissait l’autre : Domé. Elle faisait tout comme une dame, se mêlait au peuple uniquement pour appeler son frère. Lui non, il ne
coupait pas les prénoms, il disait Paolina, lui, il parlait précis comme un dictionnaire. Mais ce qui arrivait à lui, arrivait à elle : une catégorie de gens disait m’dam’ Paolì, une autre madame Paolina.
Nous ne sommes jamais commencés ; personne ne trouvera le piton auquel s’accroche le premier anneau de la chaîne ; sans le chercher, c’est l’Enfant Jésus qui le trouva et dès sa naissance il a déjà l’air de tout voir, de tout savoir ; Lui, c’était un enfant qui pouvait bénir les vieillards. Nous, nous commençons à être avec le premier souvenir que nous rangeons dans notre
magasin. Le lieu où l’on eut les premières alertes de la vie, devient nous-mêmes. Treja fut mon espace, le panorama qui l’entoure, ma vision : terre du coeur et du rêve.
Et pourtant, grandissant là-dedans, son nom me paraissait celui d’une vieille ; j’en avais honte comme j’avais honte de ma tante qui me semblait ridicule et vieille elle aussi : entre nous deux manquait une maman pour servir de marche. Il est clair que cette honte était attachement : on n’a pas honte de qui ne nous appartient pas : ou de nous, ou de qui nous aimons.
J'enlevai la rose et j'allais la froisser entre mes mains, pour la détruire, plus que pour la cacher, mais je la vis.
Elle était si parfaite, si rouge, elle ne demandait que la caresse du regard, redoutant le contact des doigts. Là où les pétales sont le plus serrés on aurait dit que son coeur battait, et en même temps elle répandait son souffle parfumé. C'était une créature qui me regardait, me montrant sans pudeur sa beauté. J'eus honte d'elle, si ouverte et si rouge, mais je ne pus l'abîmer en la serrant dans mon poing. Je la tins à la main comme les nonnes tenaient leur cierge pour la procession, mais plus près de mon coeur, parce qu'elle ne brûlait pas, elle embaumait seulement. Je baissais les yeux vers mon coeur, en regardant le coeur vivant de la fleur, (...).
Mais pour continuer mes etudes, j'abandonnai à nouveau la clôture du couvent, et dans un mouvement si spontané que je ne m'en rendis compte qu'apres qu'il fut arrivé, je rompis aussi la clôture que je m'étais imposée à moi-même.
La solitude me donnait des émerveillements, les émerveillements effaçaient la solitude.